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Kingersheim : la "démocratie-construction" pour enclencher la participation citoyenne

Cette semaine, la lettre de l’impact positif vous propose une interview afin de mieux comprendre le principe de « démocratie-construction ». Son initiateur, Jo Spiegel, maire de Kingersheim (68), nous explique ce qu’il a mis en place concrètement sur son territoire pour développer cette philosophie. Son objectif ? Re-créer du lien entre les élus et les habitants pour qu’ils fassent vivre ensemble le territoire. Pour lui, « la vie est trop complexe pour que nos idées soient synthétisées en une personne ou une sensibilité » ce qui induit que la démocratie ne peut pas se résumer en « un bulletin de vote tous les cinq ans ».
Sommaire:

– Mise en place du projet –

Quelle est l’origine de votre démarche ?
Pendant mon premier mandat, de 1989 à 1995, nous succédions à une autre équipe. Nous avons lancé plusieurs projets mais nous l’avons beaucoup fait pour les habitants plutôt qu’avec les habitants. Il y avait une certaine logique de relation fournisseur-client entre les élus et les citoyens. J’ai pris horreur de cette pratique. Cela n’apportait rien à l’idéal que je me faisais de la démocratie. J’ai voulu modifier cela progressivement. J’ai pris un temps pour mener une réflexion intérieure. Je pense que l’on ne peut pas avoir un rapport modeste au pouvoir et donc le partager sans réfléchir sur le sens de l’engagement. Il faut apprendre à prendre de la distance par rapport à ce que l’on fait. Un élu doit être au service. Il n’est pas propriétaire de ce qu’il fait.
Il y avait beaucoup de frustrations en vous ?
Oui. À l’origine, j’étais pourtant dans le même moule. Si on prend l’exemple des réunions de quartiers, j’y étais favorable. Mais le fossé s’est creusé entre les représentants et les représentés. J’ai observé combien le système électoral permet cela avec les promesses non tenues ou la quête du pouvoir… Je me suis dit que l’on ne peut pas réduire la démocratie à un bulletin de vote tous les cinq ans. La vie est trop complexe pour que nos idées soient synthétisées en une personne ou une sensibilité. Moi aussi, j’ai été dans la conquête du pouvoir mais il faut accepter les limites de la démocratie électorale. Le bulletin de vote est une grande invention à l’aune de l’histoire de l’humanité. En revanche, lorsqu’il est squatté par quelques uns qui utilisent les mêmes ingrédients que le marketing commercial, cela ne peut pas fonctionner. Par moment, il n’y a pas la recherche de la vérité mais uniquement la volonté de s’opposer. J’ai donc progressivement cherché comment passer de la démocratie providentielle à ce que j’appelle aujourd’hui une démocratie construction.
À quoi cela correspond ?
Finalement cela revient à s’interroger sur comment passer d’un système à bout de souffle qui est souvent passif à un autre type de démocratie plus exigeant. Cela met en jeu impérativement des relations interactives pendant tout le mandat. Nous mettons en place des rendez-vous réguliers construits entre représentants et représentés.
Il faut favoriser l’interaction…
Complètement. C’est un problème générique. Nous subissons la dictature de l’immédiat. La démocratie doit être lente. Elle aborde des phénomènes complexes comme l’altérité. Lorsque je me rends dans un débat public, cela ne doit pas être que pour moi mais aussi pour l’autre. Y compris pour celui qui doit bientôt naître. C’est pour cela qu’il n’y aura pas de transition écologique sans transition démocratique. Cette exigence ne peut exister si on ne se focalise pas sur le besoin de maturité d’un processus. Il n’y a aucun projet dans ma commune qui ne fasse pas l’objet d’une maturation longue. Nous mettons en place pour chaque idée un conseil participatif. Il réunit toutes les ressources de sens, d’intelligence et d’expertise. Il va durer au moins un an. Nous devons être capables de mettre sur la table des désaccords pour construire des accords. Il faut donc une démocratie édifiante. Les élus doivent favoriser le passage du « je » au « nous ». C’est la différence entre le cas particulier et le long terme. Les élus doivent transformer leur rôle. Ils ne sont pas pour les habitants mais avec eux. C’est de la co-production.

– Le projet aujourd’hui –

Très concrètement sur votre territoire, comment avez-vous mis en place ces idées-là ?
Pour commencer, il est impossible de travailler sur la démocratie construction si on est pas exemplaire en tant que représentant. Les élus doivent être dans une éthique de l’action publique. Il faut de l’intégrité, du parler vrai et de la congruence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. D’une autre part, il faut un rapport modeste et sobre au pouvoir. Je faisais beaucoup de couper de ruban, il n’y en a plus sur ma commune. Cela a été remplacé par un temps d’appropriation par les habitants. Nous ne sommes pas propriétaires de ce que nous avons réalisé mais nous sommes tous co-propriétaires de ce que nous avons réalisé. C’est la même chose pour les vœux du maire. Ils regroupaient 1000 personnes. J’étais content. Il y avait un concert et des petits-fours. Un jour ma femme m’a dit « qu’est ce qui fait bouger les gens ? Les petits-fours ou ton discours ? » Aujourd’hui, nous organisons donc les vœux de Kingersheim plutôt que les vœux du maire. Enfin, nous parlons souvent d’égalité. Il y a des moments symboliques où cela doit s’appliquer. Chez nous, quand le personnel de la mairie part en vacances et qu’il faut des remplaçants, nous réalisons un tirage au sort plutôt que de laisser une personne choisir. Les habitants demandent rarement la lune. La transparence et l’égalité des chances c’est le minimum. Nous partageons également le temps de travail pour qu’il puisse y avoir plus de jeunes qui puissent travailler.
Vous avez également créé un lieu dédié aux pratiques démocratiques  ?
Oui. Ce lieu s’appelle la maison de la citoyenneté. En France, nous avons des lieux pour toutes les activités humaines mais nous n’en avons quasiment jamais pour bien décider ensemble. Les salles du Conseil municipal ou polyvalentes ne sont pas créées pour cela. L’architecte en charge de notre projet a bien compris que nous souhaitions le co-construire avec les citoyens. Cette maison est autant celle des citoyens que des élus. Il y a des temps de concertation mais aussi de décision. C’est le lieu de toutes les fonctions démocratique : débat, élaboration et engagement. C’est enfin le lieu de toutes les ressources humaines. Nous n’oublions personne : tous les citoyens, tous les élus même l’opposition et tous les experts sont invités là-bas. Ce n’est pas qu’un bâtiment mais aussi une philosophie.
C’est un lieu d’engagement aussi ?
Oui il faut que celui qui souhaite s’engager puisse le faire. Il faut que les gens puissent râler quand ils ne sont pas contents, nous devons pouvoir leur dire quels sont les périmètres démocratiques dans lesquels nous nous trouvons mais ensuite nous devons cheminer ensemble vers un compromis.
Très concrètement que peut-on retrouver dans cette maison de la citoyenneté ?
Il s’y passe toutes les réunions publiques. Ce sont des moments qui favorisent la grammaire démocratique. Nous commençons chaque projet par un débat. Le lieu accueille les conseils participatifs également. À chaque fois, que nous mettons un projet à notre agenda, cet outil est utilisé. Nous savons désormais qu’il y a des ingrédients indispensables au bon fonctionnement de nos institutions. Il faut que la base démocratique soit la plus représentative possible. Pour cela, nous tirons au sort les habitants qui participeront. C’est complémentaire avec la possibilité pour ceux qui souhaitent s’investir de le faire. Nous prenons du temps de formation pour que tout le monde ait le même sens pour les mots et une bonne compréhension. Il faut fixer le périmètre démocratique pour savoir ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. Enfin dans ce lieu, nous y célébrons également les mariages.
Comment bien articuler toutes ces actions ?
Pour favoriser la grammaire démocratique, il faut cinq niveaux d’exigence : Comment se mettre à l’écoute ? Comment donner du sens ? Comment encourager le débat ? Comment co-produire ensemble ? Comment on s’engage entre la commune, les organisations et les citoyens ?
Comment favoriser la participation des habitants ? Ce n’est jamais simple…
C’est évident. Nous avons essayé de multiplier des événements comme les olympiades de la démocratie pour pouvoir créer le besoin de participation. Beaucoup de mouvements citoyens vous diront qu’il faut que les habitants puissent participer. Mais encore faut-il qu’ils le désirent ! Sur une longue durée, ce n’est pas si évident que ça. Il y a plus souvent une volonté de donner un avis rapidement. La véritable participation est plus exigeante. Nous essayons donc de créer des conditions favorables.
C’est une de vos réussites d’avoir fait basculer les citoyens sur une phrase d’action ?
C’est vrai même si, avec beaucoup de modestie, je dois vous avouer que nous sommes trop souvent dans ce que l’on appelle les TLM « Toujours les mêmes ». Je pense qu’entre les objectifs utopiques qui m’habitent et la réalité, il y a encore du chemin à faire. J’observe que ceux qui participent, bien souvent ce sont les inclus. Ceux qui se sentent partie prenante de la société. Les invisibles, comme les appelle Madame Le Pen, ce sont ceux qui ont déjà du mal à finir chaque mois. Je n’arrive pas à les toucher. Je ne cesse de réfléchir à cela. J’ai fait du porte-à-porte en 1998 pour recueillir les petits problèmes. Ce que je voulais derrière cette opération, c’était qu’ils se saisissent de l’avenir de la ville. Cela a été une réussite car 43% des habitants ont répondu sur un questionnaire qui nécessitait au moins 30 minutes. Nous avons réussi sur une courte séquence à mobiliser les gens. Mais c’est la seule solution pour obtenir un résultat : partir des problèmes des gens. Nous devons aller plus loin en multipliant ce genre d’occasion.
Malgré cela, il y a une part de gens très difficiles à toucher ?
Si on considère que la démocratie, c’est déjà se mettre à l’écoute, nous sommes bons. Mais si nous pensons que la démocratie, c’est permettre à chacun d’être co-producteur de l’intérêt général nous sommes encore loin. Nous avons tout de même réalisé 40 projets à travers autant de conseils participatifs. C’est déjà bien mais si je devais continuer la politique (ndrl : il stoppe toutes fonctions dans 18 mois) cela serait de creuser dans ce domaine. Il faut réussir à sortir du Club Med de notre démocratie. Ceux qui réfléchissent aux problèmes sont bien souvent trop éloignés de ceux qui les vivent. C’est comme cela que nous arrivons à un vote extrémiste. Si on ne s’inscrit pas dans ce changement de paradigme, nous allons droit vers la catastrophe.
Ce changement dont vous parlez, comment le porter à plus large échelle ? Notamment à l’échelle nationale ?
C’est un changement d’échelle dont on me parle dès que je réalise des conférences. Il y a des gens qui rêvent de la sixième république. Je pense que nous arriverons un jour à cela mais je suis convaincu que cela n’arrivera pas d’en-haut. Cela va et doit venir du terrain. Au-delà du système à modifier avec le vote blanc ou la proportionnelle, il faut une révolution par les territoires. Les élus locaux doivent s’imprégner de ça. Nous ne sommes pas des décideurs mais des acteurs dans le processus décisionnels. Il faut changer les pratiques pour pratiquer le changement.
Le changement doit-il venir des citoyens ou des élus ?
Concrètement dans mon cas, cela a été un changement par l’élu. Il y a eu la volonté de changer la vision des citoyens sur leurs élus. Mais dans d’autres cas, ce sont des mouvements citoyens qui ont pu réussir. Il y a également des choses mixtes. Je pense qu’il faut les deux. Il ne doit pas y avoir une agglomération des initiatives des élus et des citoyens. Il faut faire système pour changer. Il y a souvent trop d’égo dans les système eux-mêmes. Ce n’est pas mieux qu’en politique. Il ne faut pas se contenter de l’entre-soi. Chez nous quand un élu participe à un conseil participatif, sa voix compte autant que celle d’un citoyen. La démocratie de représentation doit s’enrichir de la démocratie de participation. Il faut avoir le courage de dire aux habitants que beaucoup de choses sont entre leurs mains. C’est valable sur le plan démocratique et sur le plan climatique.
Mais les citoyens ont-ils vraiment envie de ce changement ?
Je ne suis pas du tout dans la dialectique de « les élus sont pourris et les citoyens sont des anges ». Je pense d’ailleurs que ce n’est pas parce que les politiques sont élus qu’ils ont la science infuse et ce n’est pas parce que les citoyens ne sont pas élus qu’ils ont toujours raison. Il faut bouger l’ensemble. J’observe une certaine forme d’assistanat civique entre ceux qui décident d’en-haut et ceux qui sont cantonnés dans le « Y a qu’à… faut qu’on ». Ils se contentent de ça car ils ne sont jamais associés. Travailler avec les citoyens, c’est une démarche d’exigence. Il y a des habitants qui se satisfont parfaitement de ce système. Ils voteront pour ceux qu’ils trouvent bons et sinon ils changent. C’est une logique d’alternance plutôt que d’alternatives. Mon utopie ce n’est pas que de changer le regard des politiques sur les citoyens mais aussi de changer le regard des habitants sur le bien commun et l’espace public.
Il faut une série d’actions ou un changement de mentalité ?
La démocratie construction trouve ses bases dans l’action et sur le terrain. Je ne crois plus du tout qu’une loi va toute seule changer les choses. Il faut que les habitants éprouvent. C’est au fond la même logique que Maria Montessori et Sébastien Freynet sur la pédagogie active. Il faut permettre aux habitants d’être acteurs et d’éprouver le système de décision. La démocratie construction demande pour cela beaucoup de courage. Il faut éclairer le peuple, ce qui est plus compliqué que de le feinter.
Comment fonctionne votre conseil participatif très concrètement ?
À chaque fois qu’un projet est mis à l’agenda, nous ouvrons une séquence démocratique. Elle commence par une réunion publique. C’est le temps du débat. À l’issue de celui-ci, nous construisons le conseil participatif avec les habitants volontaires, les élus de la majorité et de l’opposition mais aussi des experts qui peuvent être des associations. Nous y ajoutons des habitants tirés au sort pour éviter que ce soient toujours les mêmes qui participent. Il faut une diversité maximum. Statistiquement, une personne sur six accepte de se joindre à la réflexion sur un projet. Nous partons ensuite du débat pour réfléchir, réaliser des ateliers ou des plénières pour avancer. Quand ils se sentent prêts, des représentants de ce conseil viennent pendant le Conseil municipal, je suspends la séance et ils mettent sur la table les différentes préconisations pour que les élus puissent se décider. Il y a donc un impact réel entre la phase de concertation et la phase décisionnelle. Ce schéma est obligatoire depuis deux ans. Contrairement aux conseils de quartier, nous nous organisons sur une courte durée et selon une logique thématique plutôt que géographique. Finalement nos budgets sont participatifs par nature.

– Dupliquer le projet  –

Est-ce que cela rallonge le temps de décision ?
Non. Je pense que cela nous fait au contraire gagner du temps. Il faut juste passer le cap d’inscrire l’intelligence collective dans le processus de décision et donc dans le temps nécessaire. À mon sens, le collectif permet de faire moins de bêtise.
Il faut une certaine forme de modestie de la part des politiques et des techniciens…
Bien sûr. C’est un travail de tous les jours. Un combat spirituel. Pour les techniciens, j’ai eu la chance de les embaucher. Ils partagent donc pour la plupart mes convictions. Mon DGS par exemple est en phase avec ma vision politique. Il pourrait tenir les conférences à ma place. C’est la même chose pour le directeur des services techniques. J’ai également mis en place un manager du bonheur qui a pour objectif de propager la bienveillance. Cela doit être notre lien.
Est-ce que mettre tout cela en place va coûter plus cher à une collectivité publique ?
Non. Si je prend un exemple, nous avions sur un terrain vague un projet de skateboard. L’architecte a évalué le coût à 150 000 euros. Il a expliqué son projet devant le conseil participatif lors d’une plénière. Une association de jeune qui s’était investie nous a dit qu’ils n’étaient pas d’accord et que pour eux 55 000 euros suffisaient. L’architecte avait vu trop grand alors que les utilisateurs avaient travaillé sur leurs besoins et leurs envies. Les citoyens peuvent entrer dans une démarche de sobriété aujourd’hui.
Ils prennent peut-être conscience que le budget de la mairie, c’est leur budget ?
Exactement. C’est un élément qui fait parti du périmètre démocratique. Le budget d’un projet fixe des limites. Il faut voir ce que l’on peut faire autour de lui. C’est la pierre angulaire de nos décisions. Après rien n’empêche de faire le maximum. C’est ce qui s’est passé sur la réforme des rythmes scolaires notamment où nous avons élaboré avec les habitants des solutions de grandes qualités. Nous sommes dans un système où nous sommes passés maîtres dans l’art de conquérir le pouvoir mais où nous restons analphabètes sur la façon de le partager. Il faut savoir quelles valeurs et quelles ingénieries démocratiques nous voulons mettre en place. Nous aurions besoin de véritables ingénieurs formés pour créer des séquences démocratiques et les tester. Cela éviterait que ce soit toujours celui qui est le plus fort qui prenne le pouvoir. Il faut que nous réfléchissions ensemble à comment faire pour pousser les citoyens à passer à l’action.
Propos recueillis par Baptiste Gapenne