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Évreux, deuxième ville européenne la plus accessible aux handicapés

Cette semaine, les journalistes de la lettre de l’impact positif se sont intéressés à une initiative menée par Evreux (26). En 2012, la ville était classée 93eme sur 96 au classement de l’accessibilité des villes d’après France Handicap. Pourtant, après un virage politique pris en 2014, la ville s’est complètement transformée ! 
Comment ? L’équipe municipale a pu compter sur l’une de ses membres, Francine Maragliano, qui travaillait auparavant dans le monde associatif lié au handicap. Elle est arrivée avec plein d’idée pour améliorer l’accessibilité de la ville : adaptabilité des transports en commun, écriture simplifiée, mise à disposition d’un bip pour les malvoyants ou opérations de sensibilisation… Evreux est véritablement passée à l’action. Et ça marche ! En décembre dernier, la Commission européenne a décerné les Access city award, prix récompensant les villes européenne de plus de 50 000 habitants dans le domaine de l’accessibilité. La ville d’Évreux est arrivée deuxième sur 38.
Francine Maragliano a accepté de répondre à nos questions pour nous expliquer ce changement.

Sommaire:

– Mise en place du projet –

Comment cette idée vous est-elle venue ? 
Notre idée était d’appliquer la loi de 2005 concernant la mise en accessibilité de l’ensemble des territoires, des bâtiments publiques et des transports. À ce moment-là, la ville d’Evreux était 93ème en accessibilité sur le baromètre national. J’ai souhaité mettre à disposition mon réseau dans le domaine du handicap. Fédérer l’ensemble des acteurs de notre territoire était indispensable. Pour faire cela, j’ai lancé le grenelle du handicap en Haute-Normandie 
Pourquoi avez-vous décidé de vous lancer dans un projet comme celui-ci ?
Car la ville appartient à tous. Il n’y a pas de petit citoyen et nous devrions tous être au même niveau. En même temps, c’était le moment de préparer la ville du XXIème siècle. Il faut bien imaginer qu’il va y avoir de nombreux enjeux autour du vieillissement de la population. Le but principal, finalement, c’est de créer une ville agréable pour tous. 
Comment est-ce que le projet initial a pris forme ?
C’était plus facile car je suis issue du milieu associatif du handicap. Il a fallu passer du temps pour fédérer. L’ensemble des acteurs devaient trouver leur place. Je voulais être sûre qu’il n’y est pas un handicap plus représenté qu’un autre. Nous avons commencé à faire un état des lieux pour savoir où chacun en était, sur le concept du handicap. Cela concerne tous les niveaux. Des habitants aux commerçants, en passant par les élus, les agents… Nous voulions savoir la représentation du handicap qu’ils pouvaient avoir. À ce moment-là, nous nous sommes rendu compte que dans l’esprit de tous : handicap = fauteuil. Cela pouvait éventuellement aussi être un handicap visible (cité quelques fois). Toutefois, en aucun cas, nous n’avons parlé du handicap psychique, des maladies chroniques, du handicap auditif… En fait, nous occultons tous les 80% de la population handicapée qui sont concernées par le handicap invisible.
En quoi est-il important de prendre en compte les handicaps invisibles ?
Chacun a le droit d’exister comme l’autre. Il n’y a pas un handicap plus important qu’un autre. Il faut travailler ensemble et pour tous. Les lobbying sont importants mais ne doivent pas œuvrer au détriment d’autres populations. Nous sommes arrivés en avril 2014. Le maire m’a immédiatement nommé conseillère municipal déléguée au handicap et à l’accessibilité puis ensuite adjointe au maire. Récemment, je suis également devenue conseillère communautaire déléguée au niveau d’une communauté d’agglomérations regroupant 160 communes. C’est pour vous montrer la montée en puissance de ce sujet sur notre territoire. J’ai vraiment souhaité que l’on puisse mener notre projet de territoire en intégrant l’ensemble des handicaps.
Quelles ont été les différentes étapes de mise en place du projet ? 

Nous avons tout d’abord formé des groupes pour voir où chacun en était dans sa connaissance du handicap. Nous avons eu des groupes avec des élus et des agents de la collectivité territoriale. Mais aussi des groupes avec des associations et même avec des gens pris au hasard. Nous avons ensuite analysé toutes ces données. Cela a demandé plusieurs mois. C’était une étape passionnante et en même temps cela a permis à tout le monde de mieux se connaître. Nous avons aussi fait intervenir, dès le début, des groupes d’handicapés. Nous voulions être sûrs que tout le monde était concerné car comme je dis souvent “rien pour nous sans nous”. Le but était de construire un projet d’accessibilité avec les gens qui en ont le plus besoin. Si vous êtes valide, vous ne pouvez pas imaginez les besoins de quelqu’un qui a la maladie de Crohn par exemple. J’ai rencontré plus de 350 familles. Je peux vous dire que dans ces familles, très peu sont adhérentes d’une association du handicap. Du coup, il est très important de les écouter. Il y a eu ensuite deux étapes importantes : la mise en place de changements concrets et le portage politique.

– Le projet aujourd’hui –

Justement, très concrètement quels sont les différents éléments que vous avez mis en place dans la ville ? 
Le premier exemple que je peux vous donner, c’est que nous avons équipé l’ensemble des feux rouges d’éléments sonores pour que les personnes non-voyantes puissent se déplacer dans la ville en toute autonomie. La ville leur a aussi fourni un bip pour assurer leur sécurité et leur confort sur notre territoire. Ce bip transmet des messages pour les prévenir des noms de rues et de la localisation des feux. Les messages s’améliorent d’année en année même si nous avons encore une marge de progression. Pour les malvoyants, nous mettons en place lors de tous les nouveaux travaux de voirie des rails. Il faut que les malvoyants puissent se déplacer en toute autonomie. Avec ces rails, leur canne peuvent suivre un chemin alors que si l’espace est trop grand, c’est très compliqué pour eux… De manière générale, dès que nous avons des travaux, nous incluons, dès la réflexion et la conception des projets de travaux, l’accessibilité pour tous. Nous réfléchissons aux conséquences pour un handicapé moteur, visuel, auditif…

Vous avez également travaillé sur le langage pour agir au niveau des handicaps invisibles ?
Oui. Nous avons mis en place le langage « facile à lire et à comprendre ». C’est-à-dire que quand vous allez dans une exposition de la ville, les explications sont traduites (au maximum) dans un langage simplifié. Ce sont des phrases courtes pour que les gens qui ont des difficultés cognitives ou même de concentration puissent profiter de l’exposition. En ce moment, nous sommes également en train de créer un jardin botanique. Toutes les explications ont été traduites en « facile à lire et à comprendre ». Ce langage peut intéresser les gens qui ne maîtrisent pas très bien la langue française ou ceux qui sont pressés. Cela peut même correspondre aux personnes fatiguées qui souhaitent aller directement à l’information.
Comment faciliter les déplacements dans la ville ?
Il a fallu mettre en place plusieurs initiatives. Nous avons commencé par abaisser ou élargir de nombreux trottoirs. Nous sommes également allés beaucoup plus loin en retravaillant tout le réseau de bus. Les arrêts ont été modifiés. Cela peut paraître très simple mais nous avons modifié les couleurs des différentes lignes et augmenter le contraste sur les affiches. Ainsi, nos plans sont plus clairs et les bus mieux identifiés ! Nous avons également modifié l’action d’un mini bus qui proposait des transports en porte-à-porte. Avant, il s’appelait PMR (pour Personne à Mobilité Réduite) et était réservé aux personnes en fauteuil roulant. Nous avons retravaillé le règlement intérieur afin qu’il soit accessible à tous les handicapés en suivant la loi de 2005. Désormais, il s’appelle Samibus et même certaines personnes âgées peuvent demander à l’utiliser. Nous avons multiplié par trois le nombre de trajets ! Pour y accéder, il suffit de déposer un dossier et une commission va se réunir pour l’étudier. Ce service touche les 74 communes de notre agglomération car le handicap n’est pas limité à la ville. Le monde rural est touché également.
Vous menez en plus de ces actions concrètes des actions de sensibilisation…
Oui. C’est obligatoire pour réussir à ce que chacun se sente concerné par les changements. Nous avons par exemple créé des jeux pour enfants. Nous avons réussi à en sensibiliser 500 en quelques mois afin de leur montrer ce que c’est que d’être handicapé. Par exemple, nous avons vu avec eux qu’il y a dix étapes pour s’habiller. Or si je suis handicapé, certaines étapes peuvent prendre beaucoup plus de temps ou être très compliquées. À l’école, c’est pareil ! Un cours de géographie peut-être très compliqué pour une personne qui a des difficultés cognitives. J’essaye de m’impliquer et d’intervenir sur un très large spectre pour que l’ensemble des acteurs du territoire puissent comprendre que ces changements sont une bonne idée pour tout le monde et une nécessité pour mieux vivre ensemble.

Il faut ensuite porter politiquement tous ces projets ? 
Au quotidien, il faut beaucoup de formation et de pédagogie. C’est ce que  je fais à chacune des réunions où je peux aller. Il faut un portage politique. Pour réussir, il faut également travailler étroitement avec les services. C’est un binôme en fait. C’est-à-dire que, pour ma part, je suis facilitatrice pour les services par ce qu’ils savent que j’en parle partout. Et moi, si les services n’étaient pas là, je m’épuiserais parce que les mots ne suffisent pas, il faut des actions derrière.
Vous avez invoqué l’importance de remettre « tous les handicaps au même niveau ». Pouvez-vous nous dire ce que cela veut dire ? 
Grâce à l’évolution des diagnostics médicaux et avec l’évolution des traitements, il y a eu un bouleversement dans le champ du handicap. C’est aussi vrai grâce à la diminution des guerres en France. Les handicaps d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Nous sommes bien meilleurs dans le diagnostic de l’autisme, des maladies chroniques, ou des maladies rares. Pour ces personnes, à partir du moment où elles sont reconnues dans leurs handicaps (et dans leurs restrictions d’activité comme le dit la loi de 2005) nous devons faire en sorte que la ville soit plus accueillante pour eux. 
En quoi les initiatives faites envers la population handicapée touche aussi le reste de la population ?
Chacune des initiatives touchent non seulement la population handicapée mais aussi le reste de la population. Par exemple, nous avons travaillé sur un projet pour rendre un lieu accessible en plein centre-ville. Nous avons mis une rampe intégrée dans le bâtiment. Il y a quelque temps, je suis allée voir le propriétaire pour demander si ce projet servait. Il m’a répondu que la majorité de ses clients rentraient par cette entrée car c’était plus agréable. Les personnes avec des poussettes ou les personnes âgées s’en servent beaucoup. Nous avons aussi élargi certains trottoirs. Du jour au lendemain, il y a eu beaucoup plus de gens qui sont venus flâner. L’espace est confortable. Il y a moins de stress car les gens sont moins à proximité des voitures. Sous des prétextes de norme handicap, nous rendons service à l’ensemble de la population et c’est pour cela que je dis que c’est une ville confortable pour tous. 
Que voulez-vous dire par “le handicap est une économie à part entière » ?

Dans l’esprit des gens, le handicap et l’accessibilité sont des domaines qui coûtent.  De mon côté, je considère que c’est une économie positive dans le sens où cela fait travailler le secteur du bâtiment, le secteur de la santé, du médico-social, de la formation, du transport… Ça fait travailler beaucoup de personnes et c’est pour cela que je le vois comme une économie à part entière. 
Travaillez-vous en faveur de  l’insertion des personnes handicapés dans l’économie de la ville ?
Bien sûr. Déjà, à la mairie, nous sommes au-dessus des quotas imposés dans la loi (qui sont de 6% de travailleurs handicapés).  Nous, nous sommes à 8,4 %. Ce que nous avons mis en place demande un travail quotidien. Nous travaillons avec les services spécialisés. La ville fait partie du droit commun mais il faut savoir s’appuyer sur les expertises du secteur médico-social qui sait accompagner le et les handicaps. Nous travaillons ensemble car si nous travaillons isolés nous passons à coté de quelque chose. 

– Dupliquer le projet  –

Combien cette initiative vous a-t-elle coûté ? Comment l’avez-vous financé ? 
Dans la loi de 2005, c’est la première fois qu’une loi s’est dotée d’un délai pour évaluer son fondement. Dix ans après, en 2015, les villes ont dû se mettre en conformité et ont dû rendre tous leurs bâtiments publics aux normes. Sauf que tout le monde a attendu le dernier moment et entre temps il y a eu la crise. L’État, qui n’était pas aux normes non plus, a proposé un délai appelé agenda programmé de la mise en accessibilité. Les collectivités ont eu 3, 6 ou 9 ans pour programmer la mise en accessibilité de l’ensemble de leur patrimoine. De ce fait, il fallait convenir d’une enveloppe financière à valider avec le préfet. Pour cela, Évreux avait prévu 200 000 € par an. C’est impossible avec ce budget  de réaliser tous les changements rapidement. Nous avons donc pris le temps de lister et de hiérarchiser les changements à effectuer. Nous avons décidé de prioriser les changements concernant les bâtiments liés à l’accès au droit, aux soins, à l’école et à la culture. Mais sur cette notion de budget, j’essaye surtout d’intervenir auprès de tous mes collègues afin que l’accessibilité et le handicap soit inclus directement dans les budgets des projets. C’est légitime et comme le handicap peut être présent partout, j’essaye d’être présente dans un maximum de réunions pour sensibiliser toutes les délégations.
Avez-vous pu mesurer son impact ? 
Les concours que nous remportons nous prouvent que notre initiative est importante. De plus, par mon travail sur les réseaux sociaux, je vois de plus en plus de personnes éloignées du sujet du handicap m’en parler. La presse en parle. Nos magazines de ville en parlent sur des pages entières, et ce n’était pas comme ça au début. Cela veut dire que l’on reconnaît qu’il y a une véritable place pour cela et que ça concerne la population. Pour les personnes concernées, elles sont toutes fières de leur ville. Nous avons mis un service de proximité par internet. Ses responsables prennent des photos de ce qui ne va pas bien comme un pavé qui est défait et qui dérange. Ils l’envoient sur le site de la ville et nous avons des services très réactifs qui vont essayer de résoudre le problème.  
Rencontrez-vous des difficultés ?
 Nous avons des difficultés vis-à-vis de la méconnaissance. C’est pour cela qu’il faut de la pédagogie. Dès que je peux, quand je suis en réunion par exemple, je prends la parole. Comme le handicap est partout, ce n’est pas compliqué de trouver une opportunité pour pouvoir le faire. Je prends la parole pour faire des sensibilisations inconscientes. Dès que je parle handicap dans un endroit qui n’a pas l’habitude de l’entendre, je contribue déjà à la sensibilisation du projet. Les gens ont peur de mal faire, d’être maladroit. Par peur, ils choisissent de ne pas faire. En même temps, il ne faut pas oublier qu’il y a de nombreuses familles concernées par le handicap. À force d’essuyer des refus, et des complexités dues aux documents à produire, les familles peuvent être fatiguées, irritables ou agressives. Il faut tout faire pour que les familles aient confiances et soient en capacité d’entendre que parfois nous ne pouvons pas faire, parce que nous ne sommes pas en capacité d’agir.  À partir du moment où nous prenons le temps de les écouter et que nous faisons vraiment du mieux que nous pouvons, c’est déjà beaucoup. Parfois j’entends de la colère contre des institutions représentant le handicap. Ce qui met en colère les familles, c’est l’impression de ne pas être écouté et de ne pas prendre le temps d’écouter leurs souffrances.

Est-ce un choix politiquement difficile à assumer ?
Au début, ce n’était pas gagné. Aujourd’hui je peux dire que j’ai un tapis rouge sur l’ensemble des délégations concernées car finalement tout le monde a compris et tout le monde est embarqué par cette politique ambitieuse portée par le maire. Si ce n’était pas porté par notre maire, nous n’aurions pas fait tout ce chemin. Si ce n’est pas porté politiquement, ce n’est même pas la peine.  
Quels conseils donnerez-vous à un territoire essayant de se lancer dans une démarche similaire ?
S’appuyer sur le secteur médico-social et sur le secteur associatif car ce sont des experts. Ensuite il ne faut pas avoir peur de travailler avec les vrais gens, de reconnaître sa non-connaissance des choses et surtout des besoins des uns et des autres. 
Propos recueillis par Claire Plouy.