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Transports : "Le projet de privatisation des routes irait à l’encontre du modèle social français"

La lettre de l’impact positif vous propose cette semaine, dans le cadre de la semaine de la mobilité, une interview d’Eric Vernier, Directeur de la Chaire Commerce, Échanges et Risques internationaux à l’ISCID-CO. Il nous propose, à partir de l’exemple des transports gratuit de Dunkerque et de l’idée du gouvernement de privatiser certaines routes nationales, une réflexion autour de l’opposition des modèles du « tout gratuit » et du « tout payant ».
En introduction vous pouvez (re)découvrir le reportage que nous avions consacré à la ville de Dunkerque il y a un an :

Sommaire:

– Le bus gratuit de Dunkerque –

Le premier bilan de la gratuité des transports en commun à Dunkerque (Nord) montre une nette hausse de la fréquentation, est-ce une surprise pour vous ?
Non, ce n’est pas une surprise. Même si le prix n’est pas forcément une variable déterminante dans l’utilisation du transport en commun (il existe toujours des abonnements qui réduisent le coût), la gratuité permet d’attirer les usagers ponctuels. Mais la variable principale est la facilitation offerte par le transport (fréquence, trajets). Or Dunkerque a accompagné sa réforme vers la gratuité d’une refonte de son plan de circulation des bus. C’est donc l’ensemble de la réflexion et de sa mise en œuvre qui a permis le succès de l’opération.
Pensez-vous que cette idée du « tout gratuit » a permis de renforcer la notion de service pour tous ?
Oui bien évidemment. Dans un premier article sur la notion de gratuité dans « The Conversation », plus particulièrement sur l’actuelle inclination à vouloir privatiser les routes nationales, j’avais indiqué avec mon confrère L’Hocine Houanti que la gratuité permettait à tout le monde d’user du service et donc évitait la critique du service à deux vitesses : ceux qui peuvent payer… et les autres. Le « tout gratuit » renforce donc la notion de service pour tous. Mais j’irais encore plus loin, et le mouvement des gilets jaunes nous le rappelle, il renforce d’une certaine manière la cohésion et la paix sociale.
De plus en plus de collectivités réfléchissent à investir le champ du « tout gratuit » pour certains services publics, qu’en pensez-vous ?
Il est important de revenir sur la notion de service public telle qu’elle est perçue par la population. Le service public n’est pas nécessairement gratuit, mais petit à petit, il s’est privatisé et a engendré des prix de plus en plus prohibitifs. Je ne citerai que la SNCF. Service public historique et symbolique de la France, il est aujourd’hui décrié et délaissé à cause du prix des billets. Les Français ne considèrent plus le rail comme une entreprise publique et un service public. Le « tout gratuit » devient donc en quelque sorte une preuve de l’existence de ce service public qui, dans la tête du citoyen, disparaît. Le « tout gratuit » redonne à la collectivité et à son représentant leurs lettres de noblesse, après avoir vu leur image se dégrader.
Que peut-on mettre derrière la notion de « tout gratuit » ?
On peut imaginer de nombreux services : la piscine, la patinoire, les clubs de sport, la cantine… On voit d’ailleurs dans ces propositions que la gratuité entraîne des externalités positives très fortes. La population mondiale grossit et l’obésité galopante liée au manque d’exercice physique et à la « malbouffe » plombe les comptes de la sécurité sociale. La gratuité peut ainsi permettre la prévention de ces risques extrêmement coûteux pour la société. Et la gratuité des bus en est une preuve supplémentaire avec le report modal de la voiture polluante vers le transport en commun.
Quelles en sont les limites dénoncées ? Et réelles ?
Nous le décrivions dans un second article : pour ce qui est de la gratuité du bus, le premier grief concerne une augmentation potentielle des dégradations liée à la déconsidération du service. Or cet argument a été balayé par le maire de Dunkerque qui évoque 60 % de dégradations en moins pendant les week-ends de gratuité. L’explication, mais un psychologue serait plus à même d’en parler, peut venir du fait que lorsque l’on paye, on estime avoir tous les droits, y compris de saccager.
Le second argument repose sur une absence de report modal significatif de la voiture vers le transport public. C’est en tout cas, celui de l’organisation patronale des opérateurs. Le cas de Dunkerque prouve pourtant le contraire. L’association VIGS a mené une étude consacrée à la gratuité dans l’agglomération dunkerquoise et elle montre que ce report modal existe bien. Pour les 50% de nouveaux usagers, 48% ont abandonné la voiture. Encore une fois, le succès provient de la gratuité mais aussi de la refonte du service en profondeur.
Cela nécessite-t-il une réflexion à l’échelle de chaque territoire ? 
Oui, car la spécificité du territoire est importante. Les besoins ne sont pas les mêmes, les attentes non plus. Et surtout, les moyens financiers et humains diffèrent d’un territoire à l’autre. On peut imaginer un service gratuit à l’échelle nationale, lorsqu’il entre dans la compétence de l’État. C’est un peu le cas de l’enseignement supérieur. Et des réflexions à l’échelle de territoires plus petits tels que la région ou la Communauté d’agglomération. Or, les besoins des administrés et les moyens du Grand Paris sont évidemment différents de ceux des habitants de la Creuse.
 
À l’inverse, quels sont les arguments des partisans du « tout payant » ?
Le discours repose souvent sur une efficience du privé dans la gestion des affaires. La privatisation permettrait donc un meilleur service et l’ouverture à la concurrence engendrerait la baisse des prix. Les partisans du paiement à l’usage partent de l’hypothèse qu’il ne faut payer que ce que l’on utilise et rémunérer tout service rendu. En ce qui concerne la privatisation, certaines théories rappellent que la gouvernance classique est plus efficace notamment par le contrôle par le marché des capitaux ou encore la menace de liquidation, qui font défaut aux entreprises publiques. De même, la théorie de l’agence stipule que l’actionnariat privé dispose de plus d’outils de contrôle de la gouvernance que l’actionnariat public qui n’est pas engagé financièrement.

– La privatisation des routes nationales –

La France doit-elle réfléchir à la démarche de privatisation dans laquelle elle s’est progressivement installée et qui pourrait être renforcée par la privatisation de certaines routes nationales ?
Le projet de privatisation des routes n’est pour le moment qu’à l’état d’idée, poussée par quelques politiques et penseurs libéraux. Ce serait selon moi une erreur. D’abord parce que ça va à l’encontre du modèle social français construit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à savoir la démocratie globale, c’est-à-dire politique, mais aussi économique et sociale. D’autre part, la privatisation des routes amènerait forcément l’État à subventionner les trajets domicile-travail pour alléger le budget des Français les plus modestes. Ce serait alors une nouvelle usine à gaz, plus coûteuse que le bénéfice de la privatisation, rappelant le cas de la socialisation des pertes et de la privatisation des profits.
Pour certains, il faudrait « payer pour ce que l’on utilise », qu’en pensez-vous ?
C’est une évidence, on doit payer ce que l’on utilise. Mais ce n’est pas forcément la meilleure solution dans tous les cas. Encore une fois, permettre à tous l’utilisation de certains biens ou services fait d’abord partie du principe fondamental de la France : la démocratie sociale et économique. Et ça peut être « payant » justement… Car les effets, les impacts positifs peuvent être très supérieurs aux coûts initiaux engendrés par la gratuité pour tous. Les conséquences de la généralisation de l’éducation par la gratuité de l’école obligatoire ne sont plus à démontrer. L’accès pour tous au sport, la possibilité de se déplacer librement sur des routes gratuites, etc. participent à l’équilibre d’une nation et au bien-être de ses concitoyens. Faire payer les routes en fonction de son usage reviendrait à faire payer à tout le monde la même chose quel que soit son revenu.
Dans l’histoire, comment la France s’est-elle positionnée par rapport à ces questions ?
La France s’est construite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à partir du programme du Conseil national de la résistance (CNR), sur une philosophie remarquable : la démocratie globale, c’est-à-dire politique, mais aussi économique et sociale. C’est le contrat social rousseauiste. L’impôt est une contribution, en fonction des capacités financières de chacun, au bien commun partagé par tous.
Au lendemain de la crise des Gilets Jaunes, n’est-ce pas contradictoire ? 
C’est évidemment illogique et dangereux. Les Français ont aujourd’hui le sentiment, parfois fondé, de perdre en pouvoir d’achat et de s’appauvrir chaque jour un peu plus. La peur de devenir pauvre n’a jamais été aussi prégnante en France qu’aujourd’hui. Le mouvement des Gilets jaunes né à la suite de l’augmentation des taxes sur les carburants rappelle qu’il est nécessaire de répartir au mieux les coûts et les richesses. Renforcer la privatisation et augmenter les dépenses liées aux biens de première nécessité, et le déplacement en fait partie, serait une hérésie dans ce contexte.
Pouvez-vous nous parler de la théorie des parties prenantes ?
La théorie des parties prenantes repose sur la notion d’externalités, autrement dit sur les retombées positives ou négatives d’une action. Elle défend la thèse que chaque action, dans une firme, doit être pensée en fonction de l’ensemble des impacts qu’elle engendre, sur la rentabilité de l’entreprise certes, mais aussi sur ses salariés, ses partenaires (fournisseurs, clients, collectivités publiques), ses voisins (associations, riverains) … C’est le cœur de la RSE, la responsabilité sociétale des entreprises. Extrapolée à l’ensemble des organisations, cette théorie pose aussi la problématique de l’action publique. La gratuité a un coût pour la collectivité publique qui l’offre. La gratuité n’existe pas. Il existe toujours un coût pour quelqu’un. Mais les externalités positives peuvent être telles que le coût est absorbé par les gains cachés. Revenons par exemple à la gratuité du bus. Nous ne mesurons pas encore le gain en matière de santé par l’abandon de la voiture au profit du transport en commun, mais nous savons qu’il existe. Notre environnement dans l’angoisse actuelle du dérèglement climatique n’a plus de prix.
En économie qui serait le plus utopique : l’homme qui pense que la collectivité gère mieux car elle n’a pas de but lucratif ou celui qui dénonce les gabegies entraînées par une gestion publique ? 
Les deux visions coexistent, de même que leur réalité. La collectivité peut être très bonne gestionnaire, comme elle peut être piètre financière. J’ai envie de dire que les résultats dépendent plus des hommes que des formes organisationnelles ou des structures juridiques. Nous avons des exemples dans les deux sens aussi bien dans le public que le privé.
Dans quels autres domaines liés aux collectivités publiques, l’opposition entre « tout gratuit » et « tout payant » est-elle en cours ? 
Sans aller dans ce « tout ou rien », il apparaît de nombreux domaines où la question du prix se pose. Et cette interrogation existe d’autant plus que nous sommes dans un contexte de contraintes budgétaires de plus en plus lourdes. C’est le cas dans le domaine du sport, des cantines, de la culture… Faut-il augmenter les cotisations dans les clubs de sport municipaux ou subventionnés pour les rentabiliser ou offrir la quasi-gratuité afin de limiter l’obésité et les problèmes de santé ? Faut-il augmenter le prix du ticket-repas dans les écoles ou au contraire offrir par exemple le petit-déjeuner et le goûter à tous afin de se prémunir contre la malnutrition des plus pauvres ? Faut-il ouvrir les musées au plus grand nombre ou déplacer les dépenses de la culture vers des domaines plus « utiles » comme le social ? Faut-il rentabiliser les routes en les privatisant ou permettre au plus grand nombre de se déplacer et être ainsi plus « employable » ? Toutes ces questions vont se poser de manière plus aigüe dans les années à venir. Et le coût de la gratuité n’est peut-être pas si élevé que cela pour les collectivités. Si je prends à nouveau le cas des bus, la gratuité supprime par exemple le coût du contrôle, mais aussi les coûts de l’asymétrie d’information entre la collectivité et l’organisme privé chargé de la gestion du transport. Enfin, les externalités doivent être intégrées dans le calcul.
Propos recueillis par Baptiste Gapenne