Cette semaine, la Lettre de l’Impact Positif vous amène à Rennes à la découverte de ce que l’on appelle la “politique temporelle”. La ville a créé en 2001, le premier bureau des temps, un service transversal chargé de repérer comment agir sur le temps pour améliorer la qualité de vie des habitants. Considéré à ses débuts comme un gadget, il a désormais prouvé qu’il pouvait être très efficace pour trouver des solutions entre acteurs d’un territoire.
Pour nous éclairer sur ce sujet, Territoires Audacieux est allé à Rennes rencontrer Katja Krüger, adjointe au maire déléguée au temps de la ville.
– Introduction –
L’interview de Katja Krüger est disponible au format vidéo ou texte pour chaque question.
– Mise en place du projet –
Comment l’idée d’un bureau des temps vous est-elle venue ?
En 2001, Edmond Hervé, le maire de l’époque, a produit un rapport parlementaire sur « le temps des villes ». Il a repris des préoccupations datant des années 70 en Italie. Lorsque les femmes se sont mises à travailler, elles ont pris conscience que la société n’était pas du tout adaptée. Par exemple, il n’y avait pas de crèches, ou les horaires n’étaient pas adaptés aux horaires de travail. Il y avait aussi une question de mobilité. Rien n’était fait pour les femmes qui travaillent et s’occupent en même temps de la famille. À la suite de ce rapport parlementaire, et comme le sujet lui tenait à cœur, Edmond Hervé a fait office de précurseur en créant une délégation « temps de la ville » et en la confiant à une élue en charge aussi de l’égalité homme/femme. En 2002, cette élue a créé le bureau de temps. C’est un service au sein de l’administration qui s’occupe de toutes les problématiques temporelles.
Quel est l’objectif du bureau des temps ?
C’était vraiment très lié à l’égalité femme/homme. Encore aujourd’hui, 73% des femmes s’occupent des tâches ménagères alors qu’elles travaillent au même titre que les hommes. Il y avait donc une inégalité face au temps entre les hommes et les femmes. L’idée était de travailler sur ces questions-là pour imaginer plus d’égalité. Edmond Hervé avait une citation que nous aimons bien : « Le facteur temps est un révélateur d’inégalité mais c’est aussi un fabuleux levier pour lutter contre ces inégalités. » C’est vrai entre les femmes et les hommes, mais c’est beaucoup plus large. C’est aussi le cas entre les villes, les collectivités, etc.
(rire) On arrête les horloges ! On est tous « soumis » à ce phénomène si on y réfléchit bien. Si on nous pose la question de savoir si le temps passe vite, on va répondre que ça dépend de la situation dans laquelle on se trouve. On entend régulièrement des personnes qui disent qu’elles subissent le temps, qu’elles n’arrivent pas à gérer leur temps. En temps que collectivité, c’est l’idée de se dire qu’on a une responsabilité, celle de travailler sur la qualité de vie de nos citoyens. Si on reprend le prisme des inégalités, quand on a de l’argent, on peut s’acheter du temps. On peut embaucher quelqu’un qui gère cela pour nous et on a du temps libre. On peut aussi s’acheter un logement plus pratique, etc. Donc quand nous nous attaquons au temps, c’est voir où la collectivité peut intervenir pour rendre la qualité de vie des citoyens plus grande.
Comment réfléchir sur le temps ?
Ce sont des personnes qui travaillent tous les jours pour réfléchir. Elles travaillent sur l’innovation. Il faut réfléchir à ce que l’on peut inventer, à ce que l’on pourrait faire pour répondre à tel ou tel problème. La plupart du temps, ce sont des solutions qui n’existaient pas avant. Ici à Rennes, nous avons trois personnes à plein temps au bureau de temps. D’abord, il faut identifier les endroits où cela coince. Ca peut-être le métro complètement bouché, les piscines qui ouvrent à des horaires qui ne correspondent pas aux besoins de la population ou la même chose avec les bibliothèques. Il faut identifier les besoins au sein de la collectivité et où on se dit que le temps peut-être une bonne porte d’entrée pour trouver une solution. C’est aussi une question de veille, car la société évolue énormément. Ces dernières années, ce phénomène a accéléré. En 30 ans, beaucoup de choses ont bougé. Il faut être attentif. Peut-être que tels horaires ont fonctionné pendant des années, mais qu’il faut les modifier car la société a évolué.
– Le projet aujourd’hui –
Sur le terrain comment fonctionne le bureau des temps au quotidien ?
Pour expliquer, je vais prendre en exemple la première grande action qui a été menée. Après ses débuts en 2002, la ville et la métropole ont identifié un problème sur les agents d’entretien des bureaux. Ce sont majoritairement des femmes qui travaillaient sur des horaires morcelés et décalés, très tôt le matin avant l’ouverture des bureaux, à midi dans les cantines puis après la fermeture des bureaux après 17h. Impossible avec ce rythme de concilier une vie professionnelle avec une vie de famille ou une vie privée tout simplement. Alors sur ce constat, nous nous sommes dit : comment on change ça ? Le bureau des temps a joué un rôle d’expertise avec un regard neuf. C’était aussi un rôle de tiers neutre. Ce n’était pas la DRH qui faisait quelque chose, c’était le bureau des temps qui a dit : ‘est un problème et on va agir. Nous nous sommes donc mis ensemble avec les RH pour voir comment faire pour basculer progressivement vers des horaires plus classiques. Résultat : maintenant il y a deux plages horaires continues et c’est sur les temps d’ouverture que le ménage est effectué. En plus, cela apporte de la sensibilisation. Ce n’est plus par magie que le bureau est nettoyé. Les agents d’entretien viennent pendant les horaires de bureaux, par binôme. Pour eux, leur emploi est devenu un temps complet au lieu de partiel ce qui a impact fort. Nous les avons titularisés et avons réussi à les fidéliser. Cela a eu deux conséquences directes : le turn-over a chuté considérablement et la productivité a augmenté de 45%. C’était la première action. Elle n’a pas été faite directement par le bureau des temps mais il a agi avec différents services de la ville pour contribuer au changement.
Ça a l’air simple comme cela mais il doit y avoir de nombreuses difficultés ?
Ça a été dur surtout au début, pendant les dix premières années. Nous avions toujours les mêmes retours : « mais à quoi ça sert ? » « Vous n’avez pas d’autres problèmes que de vous occuper du temps ? ». Certains journalistes avaient aussi parlé de gadget. Même au sein de l’administration ou des élus, il y avait des interrogations sur ce qu’était cet « ovni ». Il faut donc dire que, heureusement, Edmond Hervé s’est bagarré pour dire que non c’était utile et qu’au contraire, cela ne coûte pas cher mais que cela peut permettre des économies énormes. C’est une question d’argent mais c’est aussi parfois du développement durable… Sur plein d’aspects, cela peut apporter énormément de choses. Petit à petit les actions du bureau des temps ont été identifiées et maintenant se sont les autres services qui viennent à nous pour dire « on veut travailler sur nos horaires, pouvez-vous nous aider ? »
Vous avez également mené une action sur les bibliothèques ?
En 2010, nous avons mené une réflexion sur les horaires de bibliothèques. Nous avions des grilles horaires qui étaient différentes dans chacune et les habitant étaient perdus. Il y a donc une enquête qui a été mené auprès des lecteurs pour savoir comment mieux adapter les horaires d’ouvertures. C’est là que nous nous sommes rendus compte qu’ils ne les connaissaient même pas ! Nous avons donc travaillé et maintenant toutes les bibliothèques ont les mêmes horaires. Elles restent également ouvertes aux mêmes heures pendant les vacances ce qui est très important. Nous avons créé de nouvelles possibilités certains dimanches et un créneau le samedi en fin d’après-midi qui est très fréquenté. L’idée c’était de mieux harmoniser. Nous ne sommes pas plus ouverts qu’avant. Nous n’avons pas dit, on ouvre de 07h à 23h tous les jours. Il n’y a pas ce besoin. On a décidé d’ouvrir mieux. La consultation du public, c’est un des outils que l’on utilise avec le bureau des temps. Il faut parler aux utilisateurs mais aussi aux non-utilisateurs pour savoir pourquoi ils ne viennent pas.
Il ne faut pas prendre en compte que les désirs des habitants…
C’est toujours compliqué quand on touche aux horaires de nos équipements. Nous veillons à avoir un équilibre. Il y a des besoins ou des envies des usagers mais il faut aussi prendre en compte qu’il y a des gens qui y travaillent. La ville reste un employeur et il faut veiller aux horaires de travail. Ca ne doit pas devenir n’importe quoi. Ce ne sont pas nos valeurs. En l’occurrence, sur les bibliothèques cela a permis de favoriser certaines tâches qu’il n’était pas possible de faire quand la bibliothèque était ouverte en continue comme les réunions d’équipes ou les acquisitions. C’est un triptyque où il faut absolument surveiller tous les côtés pour trouver un équilibre.
Les changements d’horaires sont un levier intéressant pour changer les choses ?
Ce qui est intéressant quand on parle aux gens qui ont vécu l’avant et l’après, c’est l’importance des horaires de travail sur la vie d’une personne. Il y a beaucoup d’incidences ! Nous voyons bien que les horaires peuvent influencer la vie de tous les jours. Pour revenir sur l’exemple de tout à l’heure sur les horaires du personnel d’entretien, nous leur avons proposé des horaires plus classiques. Mais en fait aujourd’hui ce que l’on appelle les horaires classiques ne correspondent plus qu’à 40% de la population française. Cela rejoint aussi cet aspect que la société évolue et que le bureau des temps doit être en veille pour ré-adapter les différents horaires.
Pour prendre un nouvel exemple, vous avez essayé d’agir pour désengorger le métro ?
Il y a eu un gros problème à régler autour d’une station de métro qui était toujours engorgée. Nous l’avons attaqué par une autre porte d’entrée : celle du temps. Le bureau des temps a commencé par identifier ceux qui étaient dans ce flux. Pourquoi tout ce monde se retrouve au même endroit, au même moment. C’est la première étape : repérer les générateurs de flux. Là en l’occurrence, nous avons fait du comptage dans les stations et avons collaboré avec Kéolis pour savoir qui monte où et qui descend où. À Rennes, le problème était autour de la station Rennes Université. Il y avait les élèves de la faculté mais aussi le personnel du CHU, des lycéens, etc. C’est là qu’intervient la deuxième phase. Nous sommes allés voir les institutions pour connaître leurs horaires. Par exemple, ceux des débuts de cours. Le plus gros générateur de flux était l’université alors nous sommes allés les voir en disant : nous avons la solution, il faudrait que vous décaliez vos heures d’arrivée à la fac et il faudrait scinder vos effectifs en deux.
Cela n’a pas du être facile de les convaincre ?
Au début, l’université était plutôt dans une attitude négative. Ils disaient, pardon mais ce n’est pas notre métro et ce n’est pas notre problème. Mais nous y sommes allés avec de nombreux arguments. C’était quand même leurs étudiants, la qualité de vie de ceux-ci, le fait qu’ils soient à l’heure et même chose pour les professeurs. Alors ils ont fini par être d’accord et nous dire d’expérimenter un décalage de quinze minutes. De notre côté, nous avons mesuré cette expérimentation pour voir s’il y avait un impact. Il fallait que ce soit précis. Et nous avons vu sur les courbes que nous avons pu faire que le décalage d’un quart d’heure a permis d’étaler le flux dans le temps. Avec ces chiffres, nous sommes revenus voir l’université pour leur dire regardez ça marche. On a pu leur dire que grâce à cette modification c’est toute la collectivité qui avait fait des économies (d’électricité, d’usure des rames…). Maintenant l’expérimentation a été validée et le décalage de quinze minutes est devenu la norme. Si on veut aller plus loin, l’université a été tellement convaincue qu’elle est en train d’expérimenter un bureau des temps à son échelle.
Pour réussir, il faut donc être en contact avec des acteurs très différents…
C’est une position intéressante que celle du tiers neutre. Par exemple, dans ce cas, nous n’étions pas les délégataires gérant le métro et nous n’étions pas non plus l’université… Nous avions juste ciblé un problème et pensions qu’avec l’aide de tous les acteurs, nous pouvions trouver la solution. Nous avons réuni tout le monde pour travailler, écouter et essayer d’apporter une expertise. Il faut des solutions réalisables pour tout le monde. Si on avait dit à l’université, il faut faire des tranches de 5 minutes et 5 groupes d’élèves différents, ça aurait difficile pour l’université. Nous ne nous mettons pas autour d’une table ronde mais carrée (rire), chaque acteur vient à égalité avec les autres et nous présentons la solution à laquelle nous avons pensée.
Un bureau des temps nécessite-t-il de repenser la ville selon le facteur temps ?
À Rennes, nous avons fait le choix de dire que la carte de la ville ne doit plus être en deux ou trois dimensions mais nous devons y penser en quatre dimensions en y ajoutant le facteur temps. Nous avons un nouveau PLU appelé Rennes 2030 où le facteur temps est omniprésent. Par exemple, quand notre deuxième métro va être ouvert, nous aurons 80% des Rennais qui vivront à moins de cinq minutes à pied d’une station de métro ou auront un bus qui pourront les y amener.
– Comment dupliquer le projet –
Comment se déroule la transmission avec les autres collectivités ?
Nous sommes membres d’un réseau national qui s’appelle Tempo Territorial qui regroupe toutes les villes et collectivités qui travaillent sur cette question. Il y a des élus, des services, des chercheurs… Tous ceux qui bougent sur cette question. Cela nous permet d’avoir des moments d’écoute, d’échanges et de partages de bonnes pratiques mais aussi des échecs. Il faut pouvoir s’inspirer des autres. C’est un lieu intéressant pour se ressourcer et avoir des idées.
Pour quels types de territoires cela peut être intéressant de monter un bureau des temps ?
À mon avis, cela peut vraiment se décliner à toutes sortes de collectivités. La preuve c’est que dans notre réseau, il y a des villes de toutes les tailles. On a des départements et des régions mais aussi des communes rurales. Chez ces dernières, la question du temps se pose encore plus que dans les grandes villes car au final dans une ville il y a tout rapidement mais en zone rurale c’est différent.
Quel impact social cela apporte sur le territoire ?
Ici à Rennes, il y a eu un grand impact. Nous avons mené beaucoup d’actions concrètes pour la population. C’est assez étonnant car pour la population nous ne sommes pas identifiés mais dès que l’on parle de l’une de nos actions, chacun en a entendu parlé et nous dit qu’il trouve cela « évident et juste » de réfléchir à ces questions de cette façon. Il y a également eu un impact social en tant qu’employeur. Quand on entend certains de nos agents dire, je ne sais pas ce que serait devenu mon fils si j’avais continué avec mes anciens horaires, on ne peut être que convaincu de l’impact que cela eu sur l’égalité dans la ville.
Quel a été le coût du projet ?
C’est de la matière grise. Il faut juste embaucher des personnes. À part un bureau, il ne faut que des personnes capables de réfléchir et de prendre les problèmes autrement. Il n’y a pas besoin de grand chose, c’est de l’humain. Peut-être qu’il faut aussi un peu de communication pour montrer aux habitants qu’il y a besoin de certains aménagements. Je le redis mais qui est encore au courant que 73% des tâches ménagères sont faîtes par les femmes ? Ou qu’il n’y a plus que 40% des personnes qui ont des horaires dit classiques ?
Quels pré-requis faut-il pour que cela fonctionne ?
Pour que cela marche, il faut un vrai portage politique. Il y a besoin d’un élu qui dise que c’est un choix politique pour pouvoir donner de la légitimité au bureau des temps. Cela lui permettra d’avoir une véritable transversalité, d’être une institution qui pourra travailler avec tous les autres services d’une collectivité ou même à l’extérieur.
Y a-t-il eu une opposition politique ou citoyenne ?
Citoyenne non. Politique, je dirais qu’il fallait convaincre. Notamment les élus car la transversalité peut aussi déranger. J’imagine que l’on peut se heurter à certains services qui répondent « mais non, nous on sait comment faire, ça a toujours été comme ça… ». Cela peut rapidement être un frein. Même à Rennes, il a fallu dû dire que nous n’étions pas là pour aller chercher la petite bête mais bien pour faire avancer les choses.
Propos recueillis par Baptiste Gapenne