Cette semaine, la lettre de l’impact positif vous propose d’effectuer un premier bilan de l’initiative des Grands Voisins. En plein cœur de Paris, dans le 14ème arrondissement, l’hôpital Saint-Vincent de Paul est en train de vivre une véritable transformation. Vendu à la Mairie de Paris après avoir été abandonné par l’APHP, il doit devenir un éco-quartier en 2023. En attendant cette date, il vit depuis deux ans une expérience d’occupation temporaire qui est un véritable succès. Entre l’hébergement d’urgence offert aux sans-abris ou réfugiés, l’accueil de start-ups de l’économie sociale et solidaire ou d’associations et la création d’un lieu de vie pour les habitants, le projet des Grands Voisins est devenu très populaire grâce à la mixité des populations qui l’ont composé.
Pour en parler, Territoires Audacieux a rencontre Florentin Letissier qui s’est occupé du projet pour la mairie du 14ème arrondissement ainsi qu’Antoinette Guhl, adjointe d’Anne Hidalgo en charge de l’économie sociale et solidaire.
– Introduction –
Les interviews de Florentin Letissier et d’Antoinette Guhl sont disponibles au format vidéo ou texte pour chaque question.
– Mise en place du projet –
Comment l’idée vous est-elle venue ?
Le site où nous sommes aujourd’hui est la propriété de l’APHP. Avant la mandature actuelle, en 2014, elle avait pris la décision de redéployer ses activités vers d’autres sites hospitaliers. Elle souhaitait abandonner l’hôpital Saint-Vincent de Paul. Très vite, la question qui s’est posée pour nous, mairie de Paris, c’est le devenir de ce site. Mes prédécesseurs ont décidé d’en faire un éco-quartier avec notamment des logements sociaux car au nord du 14ème arrondissement, il en manque. La volonté était de monter un projet qui réponde aux enjeux environnementaux et qui soit exemplaire. Au début de la mandature actuelle, l’équipe a commencé à travailler sur comment arriver jusqu’à cet éco-quartier. Il y avait un site très grand avec beaucoup de bâtiments vides, une école de sage-femme ou des hébergements d’urgence pour les réfugiés. Nous voulions le faire vivre en attendant de commencer les travaux. L’idée était que la population puisse en bénéficier. C’était également avantageux d’un point de vue économique car cela coûte très cher de faire gardienner un site vide.
L’idée était donc d’utiliser un lieu en attendant la construction de l’éco-quartier…
Tout à fait. Construire un quartier entier, c’est très long. Il y a les enquêtes publiques, les études des architectes… Cela prend des années ! Nous voulions que le site puisse servir quand même. Nous avons cherché des acteurs qui pouvaient nous aider. Il y a par exemple Yes We Camp qui avait fait vivre une friche urbaine à Marseille. Nous les avons contactés pour savoir si cela pouvait les intéresser de faire vivre ce site en occupation temporaire. Un autre acteur s’est ensuite agrégé : Plateau Urbain. Il était chargé de jouer le rôle d’agent immobilier solidaire. Il devait faire venir différents acteurs sur le site, de fixer les prix des loyers en dessous du marché, etc. Puis il y a eu un troisième acteur, l’association Aurore, qui s’est chargée de toute la partie hébergements d’urgence du site. Nous, en tant que Mairie de Paris, nous avons travaillé avec ces trois acteurs pour faire émerger ce projet d’occupation temporaire. En 2015, nous avons réussi à faire venir les premiers occupants.
Quelle feuille de route aviez-vous donné aux acteurs chargés du lieu ?
En tant que Mairie, nous nous sommes mis en retrait car nous n’avons pas les compétences pour jouer ce rôle d’agent immobilier solidaire. Nous nous sommes donc réunis régulièrement avec ces acteurs et nous leur avons fixé des objectifs. Par exemple, qu’il y ait beaucoup d’acteurs de l’économie sociale et solidaire sur le site. Il fallait aussi que le montant des loyers soit le plus faible possible pour que des acteurs qui ne pouvaient pas s’installer dans Paris puissent le faire. Les associations mettaient en œuvre ces objectifs en trouvant un maximum de solutions. Yes We Camp a joué un rôle très important car ils ont aménagé le cœur du quartier qui est un café avec des espaces pour se réunir. Ils se sont approprié le lieu et cela a créé une dynamique car ils ont réussi à attirer beaucoup de gens. Les occupants devaient payer un loyer et parfois s’engager à faire eux même quelques travaux. Progressivement, nous sommes montés jusqu’à une centaine d’occupants.
Comment réussir à faire collaborer tous les acteurs ?
La mairie de Paris a racheté à l’APHP le site. C’était une négociation très importante car c’était tout de même trois hectares au plein milieu de Paris. Cela représente 100 millions d’euros. À partir du moment où la ville a racheté le site, nous avons pu commencer à nous l’approprier puis à déléguer la gestion du site. Il sera ensuite revendu progressivement par parcelles à des promoteurs immobiliers. Certains espaces resteront propriété de la mairie. Tout en pensant au futur éco-quartier, nous avons mis en place l’occupation temporaire. Actuellement nous sortons de la première phase. Nous basculons dans la deuxième où il va rester un peu d’occupation temporaire et ce sera le début des travaux. Nous commençons également les appels à projets.
Il y avait donc deux visions, une à court terme et une à long terme ?
C’était toute la difficulté. Articuler la vision à court terme, l’occupation temporaire, avec la vision à long terme qui est l’éco-quartier. Une des inquiétudes que nous avions se situait sur les acteurs. Quand vous les faîtes venir, ils s’installent, ils restent quelques années et ensuite ils repartent. C’est vrai que c’est difficile, ils se sont fait connaître et ont développé leur activité ici. La transition entre les deux phases n’étaient pas facile. Je pense qu’elle a été bien gérée. Ce n’est pas nous qui l’avons fait mais les acteurs (Plateau Urbain). Ils ont fixé une date : 2018. Ils ont dit, on va commencer les travaux donc fin 2017, il faudra commencer à partir. Ils l’ont annoncé d’emblée aux acteurs : ils étaient là pour deux ans. Ils accompagnent les départs en proposant des solutions à Paris ou en Ile-de-France.
– Le projet aujourd’hui –
Qu’est-ce qui a permis au projet de devenir si populaire ?
Je pense à plusieurs éléments. Le premier, c’est la mixité des publics. Il y avait des populations en difficulté dans des foyers d’hébergement. Il y avait des jeunes parisiens qui venaient pour le café situé en plein Paris. Il y avait aussi tout l’éco-système lié à l’ESS avec des start-ups, des associations… Puis il y a eu des curieux. Quand vous avez un site aussi grand, vous attirez ! Il y a eu des expérimentations. Yes We Camp a ouvert un camping pendant la COP 21 pour accueillir des activistes ou des ONG qui n’avaient pas les moyens de se loger ailleurs. Cela permettait d’attirer des personnes qui venaient voir ce que c’était qu’un projet d’occupation temporaire. À ma connaissance dans Paris, il n’y a jamais eu un projet d’une telle ampleur à ma connaissance. Il y a par exemple eu beaucoup de personnes curieuses de l’architecture ou des parents avec des enfants. C’était un espace idéal pour les trottinettes. C’était des publics différents et ce lieu atypique est devenu populaire. Il manque des lieux comme celui-là dans Paris actuellement.
Quels acteurs étaient présents lors de la première phase ?
C’était une répartition par bâtiment. Il y avait un lieu avec des associations d’hébergement. Des bâtiments où étaient concentrées les jeunes entreprises. Il y avait aussi des activités qui nécessitaient un espace en rez-de-chaussée comme une ressourcerie. L’organisation a été gérée par Plateau Urbain. Les locaux étaient répartis en fonction des caractéristiques des activités proposées. S’il y avait des locaux commerciaux par exemple, c’était plutôt du rez-de-chaussée. Il y avait également des salles disponibles sur demande, par exemple, pour des réunions.
En quoi était-ce important d’avoir une dimension d’hébergement d’urgence ?
C’était très important. Tout d’abord car historiquement l’hôpital Saint-Vincent de Paul accueillait des enfants abandonnés. Ensuite, il a été un bâtiment hospitalier avec une forte dimension d’accueil de personnes en situation précaire. C’était donc une volonté de notre part qu’il y ait une vocation sociale dès le départ. C’est quelque chose que nous voulons faire perdurer dans le futur éco-quartier. Nous voulons qu’il y ait des logements sociaux, que des associations restent présentes avec de l’hébergement d’urgence… Il faut garder cette vocation de mixité et de solidarité sur le site.
Dans quelle phase entre le projet depuis janvier ?
Nous avons commencé la phase deux de l’occupation temporaire. Les mètres carré occupés par des acteurs ont été réduits début 2018. Il n’y a plus qu’un ou deux bâtiments. Les travaux vont commencer car l’objectif est de pouvoir livrer un premier logement avant la fin de la mandature en 2020. Cela nécessite des travaux déjà importants. Nous continuons donc à faire un peu d’occupation temporaire tout en lançant les travaux qui vont s’échelonner jusqu’en 2023. À cette date ; si tout se passe bien, l’éco-quartier sera terminé.
En quoi le projet des Grands Voisins est positif pour l’ESS ?
Les Grands Voisins sont un lieu d’innovation social. C’est extraordinaire. Il nous permet d’avoir un espace immense. Pour les structures de l’ESS, il va être un lieu d’expérimentation de nombreux projets restés jusque-là en gestation. Très clairement, c’est aussi pour nous un moyen de répondre à de nombreux besoins de structures liées à l’économie sociale et solidaire. Elles voulaient avoir un hébergement ou créer des synergies entre-elles… Et elles n’y arrivaient pas car Paris n’offrait pas ce cadre. Les projets peuvent vivre séparément mais sont plus vertueux quand ils vivent en synergie. Enfin, c’est un espace qui permet aux Parisiens d’avoir accès à toutes ces structures qui font de la solidarité, du social ou du zéro déchet. Pour nous, c’est important de relier ces trois éléments importants pour l’ESS grâce à ce projet des Grands Voisins.
Il est vrai que le projet a rapidement une dimension populaire…
Oui. Les Parisiens savent qu’il se passe des choses extraordinaires dans ce lieu-là. Ils ne mettent pas forcément les mot « économie sociale et solidaire » ou « innovation sociale » sur les Grands Voisins. Mais ça reste un laboratoire ouvert aux Parisiens sur l’ESS.
À quels besoins le projet répond pour les acteurs de l’ESS ?
Lorsque je dis que cela répond à des besoins, le premier d’entre-eux c’est celui de locaux. Nous avons à Paris beaucoup de porteurs de projets qui ont envie de tester des choses. Il y a de très beaux projets qui répondent à de réelles problématiques. On l’a vu par exemple autour du « zéro déchet ». Il y a eu la Ressourcerie Créative mais aussi Carton Plein. Ils ont pu développer leurs activités grâce aux Grands Voisins. Si on ajoute une start-up appelée Bio-cycle, on obtient en mettant les structures côte à côte une ligne politique mais aussi un projet beaucoup plus riche qui est développé par les structures. C’est réellement à ce besoin de locaux et de synergies que le projet des Grands Voisins répond.
Qu’est-ce que cela a changé sur le territoire ?
C’était important de réaliser ce projet sur notre territoire. Mais c’était également important de le faire de façon éphémère. L’échéance des Grands Voisins, de se dire qu’il y a un espace, une relation avec le public, les relations avec les autres structures pour une durée limitée de deux ans, est intéressante. C’est un véritable catalyseur d’innovation sociale. On sait que l’on a cette durée pour monter le projet, en inventer des nouveaux… Nous avons par exemple eu la Ruche qui est venue s’installer. Elle n’existait pas à Paris par manque d’espaces mais aussi car il fallait un lieu où toutes les synergies pouvaient vivre.
– Comment dupliquer le projet –
Comment faire pour qu’une occupation temporaire se transforme en succès ?
Déjà, je pense qu’une mairie ne peut pas y arriver seule. Cela dépend de la taille. À l’échelle d’un bâtiment, c’est peut-être possible mais sur un projet d’envergure, il ne faut pas hésiter à se faire aider. Aujourd’hui, il y a des associations et des collectifs qui cherchent des lieux à occuper dans les (grandes) villes. Ils ne demandent qu’à les occuper et les gérer. Cela ne coûte pas très cher car ils mettent énormément la main à la patte. Cependant, tout a un prix car ce sont des personnes qui ont des compétences. Les mairies doivent soutenir les acteurs par des subventions publiques. Il faut aussi trouver des acteurs qui aident à monter les projets. Assez vite, cela peut marcher. Nous nous avons eu en plus la chance de nous trouver en plein Paris et cela a été une véritable force. Mais je pense que même en zone péri-urbaine ou rurale, c’est possible de mener ce type de projet. Il y a des personnes dont c’est le métier de faire vivre ce type de projet.
Combien cela vous a coûté ?
Nous avons fait des subventions par projets. En fonction des évènements, nous avons versé des subventions. Au tout début du projet, nous avions convenu de verser une subvention globale à certains acteurs comme Yes We Camp. Pour des raisons juridiques, cela n’a pas été possible. Mais ils sont quand même venus et il faut les remercier. Nous leur avons laissé le site et ils l’ont réhabilité. En créant un café, ils se sont rémunérés et cela a bien marché car il y a eu beaucoup de monde. Finalement, ils ont eux même trouvé leur modèle économique. Nous leur avons simplement donné la possibilité d’exploiter le lieu.
Avez-vous mesuré l’impact du lieu dans la ville ?
C’est difficile de réaliser ce type de mesure. En terme d’image, il y a eu un impact très intéressant. Nous avons reçu plein de messages venant d’un peu partout en régions. Nous leur avons expliqué ce qu’était ce lieu des Grands Voisins. Nous avons reçu des sociologues qui sont venus faire des études et des thèses… Cela a inspiré beaucoup de gens. Cela a également permis à des associations et des entreprises d’amorcer leur activité avec des loyers pas chers. C’est difficile de donner une estimation économique. Sur les hébergements d’urgence, il y a beaucoup de flux mais nous n’avons pas eu de chiffres exacts. Mais c’est une centaine de personnes. Sur les acteurs économiques, il y a également eu une petite centaine d’acteurs qui sont venus. L’association Plateau Urbain a fait une étude pour tirer un bilan et réfléchir à dupliquer l’expérience.
Y a-t-il eu une opposition politique ou citoyenne ?
Il y a eu des inquiétudes, notamment de riverains. Ils se sont constitués en association. Ce n’était pas contre l’occupation temporaire mais plus sur l’éco-quartier. Ils voulaient peser dans la concertation. Il y avait une inquiétude sur la sécurité. C’est vrai que, quand vous faites venir autant de monde dans un lieu, cela pose la question du bruit, d’éventuels débordements… En fait, tout s’est finalement bien passé et l’association a reconnu que l’occupation temporaire avait été bonne. Politiquement, il est très clair que c’est un projet mené par une majorité de gauche. L’opposition de droite n’était pas favorable car ils pensaient qu’il y allait avoir des problèmes de sécurité. Ils ont joué leur rôle d’opposition mais depuis quelque temps nous n’avons plus de critique sur ce projet. Je crois que cela veut tout dire.
Y a-t-il d’autres projets similaires prévus ?
Nous avons décidé en Conseil de Paris d’en faire une ligne politique. C’est-à-dire que tous les lieux qui seront, de manière planifiée, dans une situation dîtes « intercalaire », donc entre deux échéances pourront être utilisés pour ce genre projet.
La dimension populaire montre-t-elle que les Grands Voisins sont un succès ?
C’est la preuve que cela a marché. Pour être honnête, au départ, comme pour tous les espaces d’innovation, nous n’étions pas certains au départ que cela allait fonctionner. Nous étions quelques élus à être convaincus par le projet mais nous avions besoin d’obtenir la preuve des résultats. Je travaille actuellement à une étude de capitalisation pour savoir quels ont été les bien-faits des Grands Voisins. Il y a de nombreux projets qui sont nés. D’autres ont pu être réellement consolidés leur modèle ou tester des idées. Globalement pour l’éco-système de l’ESS, il y a une capitalisation importante ce projet. Nous avons fait la preuve que des espaces intercalaires peuvent être des espaces d’innovation sociale.
Propos recueillis par Baptiste Gapenne
Photo : Guilhem Vellut