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Interview : Découvrez l’économie de la fonctionnalité et de la coopération

Et si nous prenions en compte les externalités environnementales et sociales d’un bien ou d’un produit lors de sa création ? C’est la théorie à l’origine de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération. Ce changement de paradigme, développé par l’économiste Christian du Tertre, est une réponse à envisager dans la crise que nous traversons aujourd’hui. Les équipes de Territoires-Audacieux.fr sont allées à la rencontre à la rencontre de Christian du Tertre afin de comprendre comment cette nouvelle façon de penser peut aider les collectivités dans leur quotidien.
Ses réponses sont disponibles en format vidéo ou écrit.
Comment l’économie de la fonctionnalité et de la coopération est-elle née ?

C’est un modèle qui a émergé au début des années 2000. Mon laboratoire appelé ATEMIS a réfléchi sur les enjeux liés au travail et aux modèles économiques des entreprises et des territoires. Il a été interpellé au même moment par deux acteurs : Gaz de France (devenu ENGIE) et par la collectivité territoriale du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Nous avons eu deux demandes. Pour l’entreprise : Comment concevoir un modèle économique d’entreprise qui soit rentable en faisant en sorte que ses clients consomment moins de gaz ? C’était un paradoxal, car, Gaz de France, entreprise industrielle de distribution de gaz, a construit sa rentabilité sur le fait de vendre de plus en plus de gaz. Nous avons retrouvé le même paradoxe pour le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Ils possèdent une filière de traitement des déchets soutenue par la région, comment peuvent-ils faire en sorte que cette filière soit rentable sans pour autant que cette rentabilité soit fondée sur le fait de créer de plus en plus de déchets ?
La logique industrielle est en complète contradiction avec l’écologie. Il faut sortir de la logique industrielle car c’est une logique de volume ! Nous avons donc décidé de nous intéresser à autre chose que les volumes. Nous allons nous intéresser aux effets de l’usage du gaz, aux effets utiles de cet usage. À travers cette question, se pose celle de la pertinence de l’usage, de la possibilité de réduire le gaz à un besoin tout en apportant des services qui vont permettre une plus grande performance d’usage de ce gaz. Nous avons travaillé avec Gaz de France, puis avec des grands groupes dans des domaines comme la sidérurgie. Nous avons organisé des systèmes de telle manière que l’utilisation au bon endroit, au bon moment, provoque un effet utile plus important qu’avant. Tout cela en intégrant la réduction et en partageant la baisse de l’usage du gaz sur le plan économique et financier. Cela demande des formes de coopérations étroites entre les gaziers et les sidérurgistes aussi.

Le schéma peut se reproduire avec une collectivité publique ?

Oui. Il en est de même pour une collectivité territoriale. Avec le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, la question était : comment pouvons-nous faire en sorte que la filière déchet gère la réduction des déchets en amont ? Pour s’intéresser à la filière des déchets, il faut amener des nouveaux services en apportant des formes de coopérations entre ceux qui s’occupent de ces déchets et ceux qui provoquent les déchets. Les communes ont besoin de la fonctionnalité. Elles ont un modèle économique qui cherche à sortir des volumes, tout en réduisant le volume de la matière pour augmenter la valeur de ses services. C’est ni un modèle de croissance, ni un modèle de décroissance. C’est à la fois un modèle de décroissance de la matière et de croissance des services rendus.

Quels sont les différents domaines dans lesquels cette économie peut se développer ?

Ces principes peuvent se développer dans différents domaines. Par exemple dans le domaine alimentaire. Est-ce que nous pouvons concevoir des productions agricoles ou maraîchères qui ne soient pas fondées sur des volumes ? Aujourd’hui, les fermes d’élevage de porcs ou de bovins cherchent à produire de plus en plus d’animaux grâce à des techniques qui vont participer à l’accélération de leur production. Mais cela se retourne contre la qualité des sols, la santé des personnes… Il y a donc des effets néfastes pour la société ! Ce modèle d’agriculture pourra s’intéresser au bio. C’est un modèle qui va s’adosser aux éléments de proximité, aux dimensions culturelles et, finalement, mettre en perspective des enjeux différents que celui de l’alimentaire au sens strict. Il faut par exemple s’intéresser au côté nutritif de la production alimentaire.
C’est une économie qui peut se développer dans de nombreux domaines car, finalement, elle ne se base pas sur la croissance de la production de biens mais sur le développement de la pertinence de l’usage des biens. Nous devons savoir en quoi ces biens sont utiles ou pas. D’autre part, chaque service doit répondre à un usage véritablement pertinent vis-a-vis des attentes des personnes, des entreprises et des territoires.

Pour cela, faut-il réinventer le travail ?

Notre économie bouleverse complètement le travail. De deux manières : d’abord, elle redonne du sens au travail car elle permet de comprendre pourquoi nous travaillons. L’agriculteur n’est plus un agriculteur qui produit des bovins en grand nombre sans se soucier de ses bêtes ou de l’usage de celles-ci. L’économie de la fonctionnalité est donc bien un moyen de redonner de la profondeur au travail. Le deuxième point concerne le développement de la coopération. Notre vision oblige les personnes à sortir de leurs silos, de leurs pré-carrés, de leurs cotés étroits pour s’ouvrir et s’intéresser aux autres. La coopération, ce n’est pas seulement la coordination. C’est comprendre l’intention de l’autre et faire avec l’autre pour essayer, dans les arbitrages du quotidien, de faciliter les relations et d’aller dans le sens du travail de l’autre. Cette coopération est un élément central de ce nouveau système. Cela modifie le travail, mais aussi son organisation. À travers la coopération se joue quelque chose d’essentiel. Nous pouvons l’appeler la reconnaissance. Les gens souffrent d’un manque de reconnaissance des autres au point d’en tomber malade, d’être en dépression ou de faire un burn out. Pour certains, cela va même jusqu’aux troubles musculosquelettiques, qui sont la somatisation des problèmes d’absence de reconnaissance. À travers la coopération, il y a un engagement des uns et des autres dans de nouvelles activités. Ce modèle conduit au changement du travail. Derrière, c’est un changement de mode de management, moins vertical et plus horizontal, avec plus de coopération. Cela demande peut-être aussi un management ascendant, c’est-à-dire une obligation de s’intéresser aux expériences du réel pour les faire remonter, reconnaître, et valoriser. C’est un autre management que celui que nous connaissons.

C’est une façon de penser qui peut s’intégrer au fonctionnement des collectivités publiques ?
Les budgets des collectivités sont constants ou affaiblis alors que les demandes qui remontent du territoire augmentent. Pour remédier à cela, il faut trouver des systèmes différents. La sobriété énergétique ou la réduction de certaines dépenses alimentaires (liées aux gaspillages) peuvent être des réponses intéressantes. Elles permettent de faire des réductions de budget dans des opérations qui relèvent du développement durable. Cela débloque une nouvelle marge pour développer des nouveaux projets. C’est une gymnastique d’esprit sur la façon de gérer les budgets. L’autre possibilité est de s’appuyer sur l’engagement citoyen. En s’engageant à travers l’énergie volontaire de ces groupes de citoyens, les collectivités publiques peuvent prendre en charge un certain nombre de choses. C’est un engagement réciproque. Une mairie peut engager des dépenses en investissant mais il faut que les citoyens soient au rendez-vous car seul, ce budget ne permet pas d’assumer l’action engagée. Ce sont des rapports différents entre le politique et les citoyens. Il y a des demandes de citoyens qui souhaitent s’engager, créer des choses. Il faut savoir les reconnaître et s’appuyer sur leur créativité et, ensuite, apporter un budget qui vient les soutenir. Nous pouvons aussi envisager des monnaies complémentaires. C’est un phénomène d’accélération des échanges qui vont avoir pour tendance de produire des échanges locaux. Cela privilégie les échanges à l’intérieur des territoires considérés, en favorisant les enjeux de proximité par rapport aux phénomènes de la globalisation. Ce sont des mécanismes qu’il faut mettre en place, qu’il faut gérer, qu’il faut concevoir. Cela demande des éléments de réflexion et des dispositifs  à créer.

Comment une collectivité publique peut-elle se lancer ?
L’enjeu est de commencer par des expériences très concrètes. Il faut éviter la cavalerie de communication. Celle-ci doit être en phase avec le réel. Il faut éviter une communication qui précède ce que vous voulez faire. C’est très important. Vous devez communiquer sur ce que vous faites réellement tout en donnant une vision de la société dans laquelle vous souhaitez vous engager. Par la suite, il faut être attentif aux effets systémiques. C’est-à-dire quand vous touchez à une question, il y en a forcément une autre qui arrive. Par exemple, si vous décidez de commencer par l’alimentaire, cela pose la question des conditions dans lesquelles sont produits les aliments. Ensuite vous ouvrez la question du bio, puis celle de la qualité des sols. Derrière cela, s’ouvre le problème de l’irrigation, puis celui de l’énergie, etc. Nous ouvrons donc des sujets secondaires à la question que vous aviez commencé à traiter. L’approche est complexifiée. Vous vous étendez à des domaines qui n’étaient pas initialement prévus. Au lieu de travailler en silos, il est nécessaires de s’intéresser aux externalités, aux effets externes à l’ambition première. Par ce cheminement là, vous pourrez embrasser des questions plus complexes et progresser vers une capacité à définir une véritable transition territoriale.

Cela demande aussi à l’élu·e de travailler différemment…

Cette démarche change le travail de l’élu·e car ce dernier va devoir modifier le rapport qu’il a avec les autres élu·es. Il doit, par exemple, aller vers des liens de coopération horizontale pour éviter de rester dans son parti. Il va devoir trouver des moyens de coopération avec d’autres, qui ont des points de vue différents ou des responsabilités qui ne sont pas les mêmes. Si nous sommes sur l’alimentaire, il y a l’agriculture, la logistique, les crèches, etc. Il y a différents domaines qui sont concernés et pas simplement par un·e élu·e. Cela demande des formes de coopération entre les élu·es qui ont des responsabilités différentes voir des partis politiques différents. Il faut aussi une forme de coopération avec les services. Les politiques publiques ne peuvent pas être conçues uniquement par les élu·es. Elles peuvent être portées, popularisées et mises en forme, mais derrière, elles sont construites avec les services. Dans notre modèle, nous arrêtons la logique descendante des élu·es vers les services. Le maire, par exemple, doit être plus à l’écoute de ce qui remonte des services. Il doit créer avec ses services une forme de coopération. Il ne faut jamais oublier que ce ne sont pas que des « techniciens » comme on dit dans le langage des collectivités.
La dernière dimension est l’attention aux citoyens. Et pas simplement en tant qu’électeur ! C’est le citoyen qui engage des projets. Pouvoir repérer en quoi ces projets sont porteurs d’une vision qui intéresse l’ensemble du territoire. Il faut savoir comment la collectivité peut venir appuyer, coopérer, soutenir ou même réorienter l’initiative de ses citoyens. Aujourd’hui nous avons besoin d’une démocratie sociétale. C’est aussi une démocratie de l’engagement. Ça change le rapport des élu·es aux citoyens. Il faut savoir comment soutenir le citoyen et ses projets plutôt que de chercher comment convaincre l’électeur avec des discours.

Cela demande à la collectivité publique de se positionner comme facilitatrice ?

La mairie a des obligations légales sur lesquelles elle doit se positionner comme « faiseur ». Elle doit continuer à les assumer. Elle doit toutefois étudier comment les remplir dans une forme d’ouverture. Elle peut inventer des choses nouvelles. De notre point de vue, la mairie assume ses responsabilités de faire, mais pas de manière étroite. Elle doit avoir une ouverture aux autres questions. C’est une conception des éléments de gestion ouverte à d’autres domaines. Il y a des initiatives qui sont prises dans la société civile. S’intéresser à son cœur de métier et le faire dans une démarche qui va lui permettre de s’ouvrir d’une manière systémique à d’autres. Elle amène du soutien et de la reconnaissance. C’est là qu’elle joue un rôle important.

Cela implique un droit à l’erreur ?

Cela implique un droit à l’expérimentation, à l’échec et donc à l’erreur. Cela s’applique aussi pour les fonctionnaires de la collectivité qui prennent des initiatives et peuvent potentiellement être confrontés à un échec. Ça ne doit pas être une erreur à mettre sous la table. Au contraire, il faut essayer d’en tirer un maximum de conclusions. Il faut arrêter de culpabiliser les personnes sur le fait qu’un de leur projet n’a pas fonctionné. Il faut plutôt essayer de comprendre pourquoi celui-ci n’a pas abouti. C’est un changement de management qui demande une évaluation ne portant pas seulement sur les résultats. Il faut, par exemple, évaluer les difficultés de la coopération. Les retours d’expérience sont un moyen de re-développer les ressources internes d’une collectivité. Bien évidemment, cela ne se fait pas en claquant des doigts… Cela prend du temps. Mais une fois que vous réussissez à ancrer cette mentalité, c’est une manière très attractive, intéressante et particulièrement passionnante de gérer vos projets.

Propos recueillis par Laure Besnier