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Comment franchir les barrières de la culture ?

Malgré une politique publique historiquement très active et de nombreux acteurs privés impliqués, le fossé continue de se creuser entre une partie de la population et les établissements culturels. Pourquoi est-ce un enjeu important ? Quels leviers peut-on activer ?

« Le cours de musique constituait peut-être le test le plus insidieux, mais le plus brutal de la maîtrise ou non de ce qu’on entend par « la culture », de la relation d’évidence ou d’extranéité que l’on entretient avec elle : le professeur arrivait avec des disques, nous faisait écouter interminablement des extraits d’œuvres, et si les élèves issus de la bourgeoisie mimaient alors la rêverie inspirée, ceux issus des classes populaires échangeaient en sourdine des plaisanteries idiotes ou ne pouvaient se retenir de parler à voix haute ou de pouffer de rire. » En quelques lignes dans Retour à Reims, au détour d’une réflexion sur l’école, Didier Éribon met en évidence, avec une simplicité presque cruelle, les inégalités des publics face à la culture. Une question qui traverse la politique culturelle depuis bien longtemps. C’est un élément clé, un pivot, c’est autour d’elle que s’articule une grande partie la politique publique depuis la création du ministère des Affaires culturelles en 1959, et c’est cet objectif d’accès à la culture pour tous qui justifie encore aujourd’hui la majeure partie de son action.

Si les notions de « culture », d’« offre culturelle » ou de « pratiques culturelles » restent souvent, sinon creuses, au moins vagues, on peut s’accorder à dire que dans nos esprits, elles englobent d’un côté la fréquentation des équipements culturels, de l’autre l’ensemble de pratiques personnelles en lien avec la culture – qu’elles soient individuelles (comme la lecture) ou collectives (comme le théâtre). À ce titre, on peut estimer que favoriser l’accès à l’offre et aux pratiques culturelles à tous les publics a toujours été et est encore un objectif évident, comme la volonté politique de lutter contre les inégalités d’accès (géographique, économique, sociologique…) à une culture dont on ne doute jamais – à tort ou à raison – de la portée universelle.

Bien qu’à partir des années 1970, d’autres principes complémentaires ou contradictoires ont émergé (décentralisation, pluralisme, production nationale…), témoignant d’une évolution dans les pratiques professionnelles et la manière d’envisager la relation aux publics, ceux-ci peinent à s’imposer dans le paysage des politiques culturelles publiques comme des référents aussi stables que celui de l’accès à la culture pour tous.

Un constat ancien

Olivier Donnat, chercheur au Département des études, de la prospective et des Statistiques du ministère de la Culture, va dans ce sens, expliquant que « la question des inégalités d’accès à la culture est, en France, aussi ancienne que la politique culturelle puisque la principale mission assignée au ministère des Affaires culturelles à sa création en 1959 était de ‘’rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français’’ ». Il souligne cependant l’échec partiel des politiques publiques à cet égard, précisant que si « le nombre d’équipements culturels et d’artistes a augmenté de manière spectaculaire, les résultats d’enquêtes montrent que les pratiques culturelles des Français sont toujours fortement liées à leurs niveaux de vie ou de diplôme. »

Jean-Michel Tobelem, professeur associé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, abonde. « Aujourd’hui, un grand nombre des habitants de notre pays profite des manifestations et des équipements culturels publics ou soutenus par la puissance publique, qu’il s’agisse de bibliothèques, de théâtres, de conservatoires, de salles de concert ou de musées. Cela s’explique par différentes raisons : l’allongement de la durée des études, l’augmentation de la part des cadres dans la population active et l’intensification de la pratique des adeptes de la culture ; sans oublier l’augmentation et la modernisation de l’offre culturelle, ainsi que le développement des services aux publics et des actions événementielles, de médiation et de communication. Pour autant, nombre de nos concitoyens restent à l’écart de cette offre : enquête après enquête, on constate que les catégories populaires – en particulier les ouvriers (qui représentent un cinquième de la population active française) – sont quasiment absentes des musées, des salles de musique classique, des théâtres ou des maisons d’opéra… qu’ils contribuent pourtant à financer par leurs impôts. »

De là à dire qu’aucun progrès n’a été effectué, ou que le travail des services des publics a échoué, il y a un pas que l’enseignant ne franchit pas, citant en exemple l’augmentation de la fréquentation des lieux, des manifestations et des expositions d’art contemporain. Il reconnaît cependant « qu’un chemin important reste encore à parcourir ». « Or, précise-t-il, les actions conduites actuellement par la plupart des institutions culturelles locales ou nationales en direction des jeunes, ou des publics ‘’éloignés de la culture’’, constituent des actions certes légitimes et utiles, mais qui ne permettent pas de répondre à l’objectif fixé par le ministère de la Culture et la plupart des collectivités territoriales ». Un ministère qui a choisi de ne consacrer à la poursuite de cet objectif que 1 % de son budget. Résultat : les actions du musée du Louvre en direction des publics dits du « champ social » touchent 0,1 % des visiteurs de l’établissement.

Des obstacles nombreux et variés

Comment se creuse, jour après jour, ce fossé entre une partie de la population et les établissements culturels. Comment se construisent ces inégalités face aux pratiques culturelles ? Dans un rapport porté devant la commission culture et communication du Conseil économique, social et environnemental régional (Ceser), Jean-Paul Rueff tente de répondre à ces questions. « Les obstacles à l’accès à la culture sont aussi nombreux que variés, note-t-il. L’accès à la culture est plus difficile pour certaines populations économiquement fragiles à cause du coût que peut représenter une sortie culturelle, alors que leur pouvoir d’achat est déjà largement entamé par les dépenses de logement et autres frais de la vie courante. Pas étonnant dès lors que les lieux culturels les plus fréquentés par les familles modestes sont ceux de proximité, gratuits ou peu onéreux, tels que les médiathèques. Outre l’aspect financier, les pratiques culturelles apparaissent aussi corrélées au statut social, à l’éducation et à l’origine. Les obstacles à la fréquentation sont également souvent le fait de situations personnelles des publics dits « empêchés » : personnes en situation de handicap ou en perte d’autonomie, malades hospitalisés, migrants maîtrisant mal la langue française ou encore personnes incarcérées. »

Son étude soulève plusieurs points clés. D’abord, le frein économique. C’est à la fois le plus évident et le plus simple à comprendre : on ne va pas au théâtre parce que c’est cher. Ensuite, le frein d’accessibilité. Les établissements culturels, dans leur grande majorité, sont concentrés dans des espaces géographiques restreints (Paris en île de France ; les centres-villes en régions), excluant de fait les habitants de la banlieue ou des zones rurales (ou a minima leur compliquant la tâche). La France est pourtant plutôt bien dotée avec près de 30 000 équipements culturels sur tout le territoire. Mais ceux-ci sont mal répartis, oubliant par exemple 86 bassins de vie, « territoires culturels prioritaires », qui en comptent moins d’un pour 10 000 habitants.

Ils ne sont en outre pas accessibles à tous les publics, laissant sur le carreau des personnes en situation de handicap (moteur, visuel…), malades ou incarcérées. Le gouvernement a fait de cette inégalité une de ses priorités, lançant notamment le plan « Culture près de chez vous » en mars 2019, afin de développer l’itinérance des œuvres et des artistes.

Enfin, l’aspect sociologique pèse lourdement sur l’accès à la culture dite « légitime ». Dans La distinction, publié en 1979, Pierre Bourdieu montre comment les goûts et les pratiques culturelles sont liées aux variables de position sociale. Dans ce livre, considéré comme l’un des plus importants du XXe siècle en sociologie, Pierre Bourdieu étudie le rapport entre le capital culturel et le capital économique des agents, et explique comment les pratiques et les goûts culturels sont multidéterminés par le niveau d’instruction et la situation sociale. Les études du ministère de la Culture (la dernière date de 2018) confirment le constat et souligne qu’en dépit de politiques publiques plus ou moins offensives, l’écart non seulement persiste, mais continue de se creuser. Ce dernier point est sans doute le constat le plus violent, parce qu’il fait ressurgir une certaine forme d’impuissance : les inégalités culturelles sont, dans une large mesure, le produit de logiques sociales sur lesquelles la politique culturelle peut difficilement agir.

Un réel enjeu ?

Pourquoi agir, d’ailleurs ? Pourquoi l’accès à la culture légitime doit-il être le plus universel possible ? « Démocratiser l’accès à cette culture est important parce qu’elle renferme l’essentiel des codes et usages qui régissent notre société inégalitaire et permet donc d’y naviguer plus aisément, de mieux jouer de nos assignations, répond Léa Laval, sociologue. Elle regorge également d’une diversité d’expériences qui méritent d’être explorées, frottées aux nôtres dans l’idée de mieux se comprendre et d’aiguiser nos regards critiques. »

La démocratisation culturelle, élément clé de l’émancipation ? Jean-Michel Leterrier, syndicaliste, en est convaincu. « Ces ségrégations privent une grande partie des citoyens d’expériences de plaisirs et de joies partagés (3 % se rendent à l’opéra, 13 % au théâtre…). Être exilé de ces expériences, c’est aussi se priver d’atouts pour exercer une pleine et riche citoyenneté, condition absolue de l’émancipation. Car l’émancipation, si elle requiert l’acquisition de savoirs et de connaissances, exige aussi un dialogue nourri et fréquent avec la lecture et les autres expériences culturelles et artistiques qui nous permettent d’élargir notre surface sensible. » Léa Laval, elle, émet des réserves. « Aussi puissante qu’indiscernable, ce que certains appellent ‘’violence symbolique’’ enserre savamment la culture. Une violence moins bruyante qu’une mâchoire qui craque, mais qui tient de manière efficace la culture hors de la majorité, convaincue que ce n’est pas pour elle ou persuadée qu’il n’y a, de toute façon, rien à y trouver. »

Reste que le sujet, souvent porté en étendard, n’est pas si capital aux yeux des Français. Si 53 % d’entre eux estiment que l’accès à la culture est et demeure inégalitaire dans notre société (selon une étude de l’Observatoire de la Culture), ils ne sont que 6 % à la citer parmi les deux inégalités les plus injustes dans notre société (2 % la placent en première position et 4 % en seconde), très loin derrière les inégalités d’accès à l’emploi (52 %), de revenu (47 %), d’accès au logement (42 %) et d’accès aux soins médicaux (28 %). Quant à l’origine des inégalités culturelles, la moitié des Français y voit tout simplement une question de sensibilité ou de caractère.

Un équilibre à trouver pour l’État

Est-ce à dire que l’État doit se désengager de ce combat ? Pour Jean-Michel Tobelem, « l’essentiel est de ne pas se tromper d’objectif ou emprunter des voies à l’impact incertain ». Le chercheur spécialisé dans la gestion des institutions culturelles ne voit pas dans le numérique un « remède miracle », et appelle à se méfier des actions de communication et de médiation, « car elles peuvent potentiellement renforcer le sentiment d’étrangeté, voire d’exclusion, de publics éloignés de la culture, lorsque les codes employés se déploient dans le registre de la connivence ou de l’entre soi ». Si l’argent ne fait pas tout, a fortiori dans la dépense publique où tout est question de vases communicants (étendre le budget de la Culture reviendrait donc à diminuer celui d’un autre ministère), il reste cependant un outil majeur. Si le Centre Pompidou, dont le budget annuel tourne autour des 130 millions d’euros (et qui en a dépensé huit en 2012 pour refaire son site web), consacre 1 % de cette somme à des actions de démocratisation, comment penser que dix ans et treize millions d’euros plus tard, la situation restera inchangée ?

En appliquant ce même raisonnement au Louvre, au Quai Branly, au musée d’Orsay, à la Comédie française ou encore à l’opéra de Paris, ce sont plusieurs dizaines de millions d’euros qui pourraient être fléchés chaque année vers des actions concrètes, comme la numérisation des œuvres de Beaubourg, qui a coûté quatre millions d’euros. À condition, encore une fois, de s’appuyer sur des actions dont l’impact positif est déjà vérifié, lesquelles varieront nécessairement d’un établissement à un autre et d’un territoire à un autre. Contre-exemple parfait, le Pass culture du gouvernement actuel, censé amener les jeunes de 18 ans vers une offre culturelle plus vaste, et qui a coûté 500 millions d’euros dont 100 aux pouvoirs publics. Après une phase de test, les limites d’une solution numérique d’un un pays où un quart de la population n’a pas accès à internet relèvent de l’évidence. En Italie, un outil similaire a également donné des résultats mitigés : le public concerné ne s’en est pas pleinement saisi et l’argent a parfois été détourné de son objectif.

Ce qui est certain, c’est qu’entre en faire trop ou pas assez, toute politique culturelle publique est un savant équilibre. Le ministère peut aussi se reposer sur les collectivités locales, dont le rôle est essentiel pour mener des actions adaptées à leur population et à leur territoire. À cet égard, les intercommunalités se sont globalement bien adaptées aux contraintes budgétaires, en renforçant notamment les coopérations entre communes, à un échelon qui, grâce à la mutualisation des coûts, paraît pour beaucoup d’élus particulièrement adapté à la conduite de projets ambitieux.

Des leviers d’action multiples

Au-delà des politiques publiques, d’autres leviers d’action existent. Dans un ouvrage collectif proposant des leviers d’action face aux inégalités, Olivier Donnat souligne quatre points essentiels : « rompre avec la rhétorique de la démocratisation, inscrire durablement l’éducation artistique et culturelle dans les politiques éducatives, doter les établissements culturels des moyens nécessaires à une politique ambitieuse de diversification des publics et, enfin, mettre en place un service public de « culture à domicile » qui tire pleinement profit des opportunités offertes par le numérique. » Sur ce dernier point en particulier, le chercheur milite pour la numérisation des fonds patrimoniaux détenus par les services d’archives, les bibliothèques, les musées… pour offrir un service public de « culture à distance ». « Le défi consiste, comme toujours, à veiller à ce que ces richesses culturelles numérisées soient mises à la disposition du plus grand nombre, notamment chez les jeunes générations dont les accès à la culture passent de plus en plus par les écrans connectés. » À ceux qui répondent que la numérisation des œuvres éloigne encore plus le public des musées, Olivier Donnat répond qu’« il nous faut peut-être cesser de penser l’accès à la culture comme l’accès aux équipements culturels ».

Jean-Michel Tobelem propose quant à lui plusieurs étapes successives. « Premièrement, il convient de reconnaître les inégalités d’accès aux équipements culturels publics, contestées par certains. Deuxièmement, il faut disposer de moyens d’observation, car à défaut on ne pourra pas être en mesure d’affirmer que l’on a ou non progressé en termes de démocratisation. Or beaucoup d’institutions culturelles ne procèdent à aucune étude de leurs publics et n’en ont par conséquent qu’une connaissance lacunaire. Troisièmement, il faut manifester une volonté résolue d’affronter cette question et de l’inscrire dans les orientations stratégiques des institutions, assorties de moyens humains et financiers identifiés, faute de quoi le risque est d’en rester au stade du discours ou des intentions. »

Dans son rapport devant le Ceser, Jean-Paul Rueff présente de nombreuses initiatives émanant d’acteurs variés, mais insiste beaucoup sur la part d’intervention des institutions publique, qui reste selon lui prépondérante. Et de citer « l’action de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) qui, au travers de conventions, vient en soutien des territoires comme Sartrouville, Noisy-le-Sec, Chanteloup-les-Vignes ou encore Mantes-la-Jolie ; Le Musée d’Art contemporain du Val-de-Marne ; l’intervention de la Région Île-de-France qui donne mission à ses organismes culturels associés tel l’orchestre national d’Île France de s’adresser aux publics dits « éloignés » en proposant une politique tarifaire adaptée ».

Mais l’étude souligne également l’action des institutions privées, notamment les nombreuses associations pour qui l’accès à la culture est synonyme d’inclusion sociale. « L’action culturelle doit être valorisée à la fois comme un vecteur de citoyenneté et d’accès au droit mais aussi comme un levier favorisant l’insertion en complément des dispositifs d’accompagnement vers le logement, la santé, l’emploi, selon la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion (Fnars). Nous associons étroitement les publics à la préparation des activités afin de renforcer leur autonomie et faire en sorte qu’ils s’approprient des pratiques qu’ils estiment trop souvent ‘’pas faîtes pour eux’’ ».

Dans les nombreux rapports ou les études sur le sujet, les propositions convergent souvent vers le besoin de mettre en place une stratégie plus claire, de décentraliser l’offre, et de créer des outils pour mieux mesurer les impacts des actions. Parmi les idées concrètes les plus citées : le besoin de renforcer la politique d’accessibilité des personnes à mobilité réduite et en situation de handicap, la mise en place d’une aide spécifique au transport, favoriser l’implantation de lieux multifonctionnels réunissant les dimensions sportives, de loisirs et culturelles, accroître les moyens en direction des initiatives « hors les murs » pour toucher plus encore les personnes les plus éloignées géographiquement de l’offre culturelle, développer les initiatives à destination des lycées, renforcer la formation des personnels du domaine culturel, notamment ceux des petites structures de proximité, simplifier les procédures complexes de montage des dossiers de financement particulièrement pour les petites structures sans moyens logistiques, renforcer la politique de communication…

Le rôle de l’éducation

Quelle que soit la créativité des acteurs de terrain, la variété des actions menées, leurs réussites ponctuelles et locales, un frein majeur persiste. Car ce qui tient fondamentalement certains groupes de population loin de l’offre culturelle est plus profond. Et, en dernière instance, il est difficile d’agir sur le capital culturel ou plus globalement symbolique dont héritent les individus. « Les cas de conversion à l’amour de l’art sont – on le sait – statistiquement peu fréquents car liés à des trajectoires personnelles particulières ou à des circonstances exceptionnelles, explique Olivier Donnat. Le désir de culture, comme le plaisir éprouvé au contact des œuvres, loin d’être spontanés et universels, font souvent partie du legs hérité de son milieu familial : l’un comme l’autre renvoient, sauf exception, aux conditions de socialisation des personnes concernées et à leur environnement social immédiat. »

En clair, créer toutes les conditions nécessaires à l’accessibilité de toutes les populations aux lieux culturels, sans discrimination financière, géographique ou physique – bien que ce soit indispensable – ne suffit pas. « Cela est loin d’être simple à accepter car cela suppose d’en finir aussi avec les représentations dominantes dans les milieux culturels qui tendent à survaloriser le pouvoir des œuvres et des artistes. Une grande partie des professionnels de la culture demeurent en effet convaincus à la fois de la capacité « naturelle » d’attraction des œuvres ou des artistes et de la bonne volonté culturelle des personnes auxquelles ils s’adressent : à leurs yeux, le désir de culture est toujours là, tapi derrière les « mauvaises habitudes » (la télévision, les a priori…) ou contenu par des contraintes matérielles (le prix, l’éloignement de l’offre…) qu’il suffirait de lever pour que la « révélation » opère. »

Mais le travail des sociologues rappelle en premier lieu que les inégalités culturelles, pour une large part, reflètent l’état général de la société, et notamment qu’une grande partie d’entre elles trouvent leur origine dans le caractère sélectif du système scolaire français. Dans un des pays les plus inégalitaires en matière d’éducation, où les destins scolaires sont fortement liés aux origines sociales et au capital culturel des familles, l’école semble être un lieu au sein duquel on peut activer plusieurs facteurs susceptibles d’améliorer les conditions d’accès à la culture. « Admettre cette vision des choses conduit évidemment à voir dans l’éducation artistique et culturelle le seul véritable levier de transformation des conditions de production du désir de culture et à déplorer la place trop modeste qui lui est accordée dans notre système scolaire. Il faut bien reconnaître en effet que, si cette question figure en bonne place dans l’agenda politique depuis plusieurs décennies, les moyens mis en œuvre ont été rarement à la hauteur des objectifs affichés, en partie pour des raisons liées aux relations difficiles entre le ministère de la Culture et celui de l’Éducation nationale, mais aussi en raison de l’absence de consensus autour des objectifs poursuivis : faut-il privilégier l’enseignement de l’histoire des arts (dans ce cas, convient-il de prendre en compte la BD ou le rock ?), l’éducation à l’image et aux nouvelles technologies ou la sensibilisation aux pratiques artistiques ? » Le chercheur précise cependant que mettre l’accent sur le rôle fondamental de l’éducation artistique et culturelle à l’école ne doit pas devenir « une habile tactique pour décharger les établissements culturels de toute responsabilité en matière de diversification des publics ».

La sociologue Léa Laval, elle, va plus loin et appelle à sortir du cadre scolaire pour élargir le spectre de l’éducation culturelle. « J’aperçois une ressource d’espoir dans le développement d’une éducation populaire politique. Parce que l’émancipation n’est pas, ou pas seulement, une question d’élévation de l’esprit, mais avant tout travailler à l’abolition des conditions sociales et matérielles de la domination. Il s’agit de reconnaître les cultures dont nous sommes tous porteurs, en particulier celles des classes populaires qui subissent l’injonction d’accès à la culture. » Et si le développement de l’esprit critique était en réalité le premier outil à activer ?

William Buzy

Sources : Ministère de la Culture, Observatoire de la culture, L’Humanité, Observatoire des inégalités, Rapport du Ceser, Secrétariat général Délégation au développement et aux affaires internationales Département des études, de la prospective et des statistiques