Léa Massaré Di Duca a lancé le Wide Open Project en 2018. Son objectif ? Réaliser un tour du monde pour déterminer l’impact des tiers-lieux sur les territoires. Territoires Audacieux est partenaire du projet et vous a déjà évoqué les premières étapes de son voyage (à retrouver en cliquant ici). Nous vous proposons de revenir ci-dessous sur les étapes suivantes (Afrique et Europe) afin de découvrir des « écosystèmes positifs » originaux.
Vous pouvez également retrouver un entretien réalisé avec Léa Massaré Di Duca où elle revient sur sa définition du Tiers-lieu, le rôle des collectivités publiques dans la création d’écosystèmes sur leurs territoires et les principales observations de son tour du monde en cliquant ici.
Sur la deuxième moitié de votre tour du monde, quels sont les projets qui vous ont marqué ?
Après une première partie du tour du monde réalisée en Amérique du Nord et du Sud, je suis allé en Afrique. Au Ghana et au Togo. Je suis allé étudier plusieurs projets. Il y en a un qui m’a beaucoup marqué. C’est une utopie urbaine qui se déroule à Lomé. Le fondateur du projet Hub Cité, l’architecte et anthropologue togolais Sénamé Koffi, est parti de la construction d’espaces hybrides entre des fablabs et des fabriques citoyennes. Ils sont créés à différentes zones dévitalisées de la ville. Les écosystèmes sont ouverts sur la rue et invitent les habitants à venir participer. Chacun peut venir avec ses compétences, son histoire et ses envies. L’idée est de cocréer avec les autres participants des solutions aux problématiques urbaines environnantes. Ils se sont fixés une limite de deux kilomètres autour de l’épicentre du tiers-lieu.
En quoi cette approche est-elle innovante ?
Les habitants sont invités à travailler sur un modèle d’acupuncture urbaine. L’idée est de penser la ville comme un grand corps malade. Il faut le guérir par des injections localisées. Les différentes communautés fablabs qui participent approchent chacune leur vision. Des cultures se mélangent et de nombreux thèmes sont évoqués. Cela peut aller des déchets à l’alimentation ou la construction. Ils s’inspirent de rituels traditionnels africains notamment le principe d’enclos d’initiation. Cela consiste à réunir des jeunes d’un même village, pendant trois mois, dans un espace pour qu’ils échangent leurs compétences et qu’ils apprennent à se connaître. Dans le temps, cela va leur permettre et les contraindre à créer un esprit de communauté. Cette question du vernaculaire m’a beaucoup intéressée. On y pense souvent pour le bâti à l’échelle architectural au moment de construire avec des ressources locales. Il est aussi possible de penser la ville à travers cette notion.
Vous pouvez retrouver une interview vidéo de Sénamé Koffi, le fondateur du projet Hub Cité :
Qu’avez-vous appris de cette observation ?
J’ai appris deux choses. La première était une chose que j’avais déjà pu observer à Montréal. La force d’une idée et d’une utopie réside dans la vision qu’il offre à ceux qui l’adoptent. Cela élargi instantanément le champs des possibles. Même si le projet n’est pas mené à son terme, le projet emmène un changement positif dans tous les cas. Il crée une dynamique localement. Le deuxième apprentissage est qu’il y a un véritable enjeu à s’intéresser à l’Afrique. Je ne l’avais pas complètement réalisé. Quand on est sur place et que l’on voit les chiffres démographiques et urbanistiques, on réalise que la population va doubler d’ici 2050. Il va falloir construire des villes immenses. Certaines vont faire la taille de pays. 2050 c’est demain. Et à ce moment là, les villes feront la taille de pays entiers. Nous regardons du mauvais côté quand on parle de smartcity et de tous les aspects liés aux nouvelles technologies. Les villes ne peuvent pas s’imaginer déconnectées de la nature. Les communautés ne pourront pas être individualisées. C’est un mythe créé par les industriels pour vendre leur technologie. C’est une dystopie qu’il faut impérativement réinterroger notamment quand on parle des villes africaines.
Quels systèmes peuvent remplacer la smartcity ?
Nous avons besoin de communautés résilientes. Il faut un maximum d’expérimentations et construire les villes autrement à des échelles plus locales. Nous devons partir d’écosystèmes locaux plutôt que de penser la ville sous un système traditionnels top-down. Il faut mettre les conditions en place d’une construction de la ville par le bas avec les citoyens. Cela doit permettre de créer des communautés solidaires, collaboratives, pensantes et agissantes. Elles construiront le territoire progressivement au fil des enjeux sociaux, démocratiques, démographiques qui se présenteront. Nous devons repenser la ville comme une grande entité d’une complexité inouïe mais liquide. Elle doit pouvoir bouger avec les usages et les besoins. Elle sera plus à même de subir les chocs qui nous attendent dans les prochaines décennies.
Ensuite, vous avez continué votre tour par l’Europe. Qu’avez-vous pu observer ?
J’ai beaucoup aimé Farm Cultural Park. C’est un projet dans un village choqué et éprouvé par la crise économique en Sicile. Il a été revitalisé par la création d’un archipel de lieux dans la ville. Ils ont créé un espace culturel, ouvert à tous qui s’interroge sur la question des écosystèmes. Il est désormais connu dans le monde entier. Il réunit des praticiens et des artistes en résidence. Ils ont, progressivement, lancé des opérations de rénovation urbaine in situe dans le village de Favara. Quand on discute avec les habitants de Favara, ils expliquent que c’est un projet qui a revitalisé le territoire. Il a aidé à imaginer et recréer un champs des possibles.
Vous pouvez retrouver ci-dessous un reportage de France 3 sur le Farm Cultural Park.
Quel a été le rôle de la ville dans ce projet ?
Elle a facilité la mise en place du projet. Tout s’est fait en collaboration avec la collectivité. On peut presque dire que la ville co-porte le projet avec le couple d’architecte qui est à l’origine de l’initiative. Plus globalement, pour moi, il faut une grosse prise de conscience au niveau des politiques. Les Etats doivent prendre des décisions fortes. Il faut pouvoir expérimenter beaucoup plus facilement. Il faut également des mesures fortes au niveau du bâti et de la construction. C’est inconsidéré de vouloir construire de la même manière qu’avant sans s’interroger sur que peut-on faire de ce qui existe déjà. Que peut-on transformer ou réhabiliter ? Il faut réfléchir à ce que l’on veut. Devons nous construire pour ménager les intérêts économiques des promoteurs ? Cela se fait au détriment de notre avenir à tous et de notre planète. Au contraire, il faut faire pression sur eux car ils ont une responsabilité sur la transformation de leurs métiers.
Qu’avez-vous retenu de votre passage en Espagne ?
Un autre projet qui doit être mentionné est celui de « Tabacalera » à Madrid. C’était initialement un squat pour artiste. Il est aujourd’hui dans une forme semi-légale. Il est mis à disposition des professionnels la semaine et des habitants le week-end avec des activités culturelles gratuites. Sa présence a revitalisé le quartier où il est situé. Aujourd’hui, il est en train de signer un partenariat avec la grande institution de Madrid « Reina Sofia ». Ils vont échanger des œuvres afin que chacun puisse y gagner et rencontrer de nouveaux publics. Cela montre bien que ces écosystèmes ont une capacité d’expérimentation extrêmement forte. Les institutions peuvent s’en saisir pour innover et se transformer. Je ne pense pas que la révolution va venir d’un coup d’en bas. Je crois fortement en une dynamique de partenariats entre des institutions et des acteurs à la marge.
Au final, après cette première partie de votre séjour en Amérique, en Afrique et en Europe, quel est le projet qui vous a le plus marqué ?
Une communauté a particulièrement marqué mon imaginaire. Elle est au Brésil et s’appelle Vila Flores. C’est un espace créé dans un vieux bâti en ruine dans la ville de Porto Alegre. Il a été co-construit avec les habitants. Ce sont des privés qui ont décidé de co-construire le lieu avec ceux qui voulaient s’investir localement. Ils ont créé un centre culturel gratuit. C’est un des premiers de la ville aujourd’hui en terme d’animation, de trafic et de mixité des publics. Ils ont ouvert en même temps une crèche alternative, un café restaurant et ils proposent des cours ainsi que des séminaires. Tout, ou presque, est gratuit. Le lieu est également un espace de travail partagé pour de nombreux indépendants et jeunes structures du secteur culturel ou développement durable, qui y trouvent une émulation et une solidarité précieuse pour leur développement. Tout cela crée un espace avec un écosystème collaboratif qui réunie des communautés très différentes avec des âges, des publics très divers… C’est une agora moderne. Ils facilitent un dialogue avec la ville sur les projets urbains à venir. Ils ont aussi effectué tout un travail social dans le quartier avec par exemple les prostituées. C’est un cas d’école qui montre qu’un écosystème positif va créer des opportunités, favoriser des synergies et la démocratie tout en pouvant évoluer en fonction des besoins.
Vous pouvez retrouver une vidéo tournée par Léa Massaré Di Duca sur Vila Flores :
Ainsi qu’une interview des fondateurs :
Retrouvez un entretien réalisé avec Léa Massaré Di Duca où elle revient sur sa définition du Tiers-lieu, le rôle des collectivités publiques dans la création d’écosystèmes sur leurs territoires et les principales observations de son tour du monde en cliquant ici.
Propos recueillis par Baptiste Gapenne