Quel est l’impact des tiers-lieux sur les territoires ? C’est la question que se pose, depuis 2018, Léa Massaré Di Duca. Pour y répondre, elle a lancé le Wide Open Project, un grand tour du monde à la recherche de ce qu’elle appelle les « écosystèmes positifs ». Après des étapes en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique et en Europe, elle évoque avec nous dans cet entretien sa définition du tiers-lieu, le rôle des collectivités publiques dans la création d’écosystèmes sur leurs territoires et les principales observations de son tour du monde. Elle revient également sur les programmes proposés par le gouvernement.
Territoires Audacieux est partenaire du projet et vous a déjà évoqué les premières étapes de son voyage, en Amérique du Nord et du Sud. Elles sont à retrouver en cliquant ici. Puis les étapes suivantes en Afrique et en Europe. Vous pouvez retrouver notre article en cliquant ici.
Quelle définition mettez-vous derrière le mot tiers-lieux ?
Je vais être dans la contradiction. Je ne parle pas de tiers-lieux. Je préfère utiliser l’expression « éco-système positif ». La notion de tiers-lieu a été formalisée par Ray Oldenburg aux Etats-Unis à la fin du XXème siècle dans un contexte d’urbanisation très agressive. Les banlieues-dortoirs sont apparues. Tous les espaces de vie intermédiaires y ont été oubliés. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’espaces de rencontre pour les citoyens qui ne soient pas des lieux de travail ou le domicile. Originellement, c’est ça que l’on appelle un tiers-lieu. Un espace qui sort du champs purement fonctionnel. Un lieu de potentiel rencontre avec l’altérité. Avec d’autres citoyens, d’âges différents, ou d’autres confessions. Ce sont des lieux constitutifs et qui servent de garde-fou à la démocratie. Au départ, cela pouvait donc être la place du marché, une église ou un coiffeur… Un espace de rencontre où l’on peut « faire société ».
C’est un lieu d’origine citoyenne ?
C’est un espace indépendant. Il n’a pas été conçu par un parti de la société pour accueillir une question de démocratie. Cela peut-être des espaces spontanés. Mais aussi des lieux fixes créés par un groupuscule de citoyens. Le concept de tiers-lieu a été créé comme un cri d’alarme face à leur disparition. C’est ainsi que la notion a été formalisée. C’est très important de conserver des lieux non-marchands. Aujourd’hui, si vous vous promenez en ville, il y a très peu d’espaces intermédiaires qui peuvent être des lieux de rencontres à but non marchands. Aujourd’hui de nouvelles formes existent et commencent à émerger en France et dans le monde. Ce sont des espaces partagés et collaboratifs, qui interrogent la manière dont on travaille. Des espaces de vie culturelle ou d’action sociale. Ils réinventent et interrogent la manière dont on pense ou vit habituellement dans nos espaces urbains. Collectivement les citoyens qui s’en saisissent vont avoir un lieu pour projeter leur imaginaire. Ce sont des espaces catalyseurs des envies de transformation.
D’où le fait de les appeler écosystèmes positifs ?
Pour moi, il y a usage abusif sur le terme tiers-lieu. C’est un mot qui a un sens si l’on s’intéresse de près aux travaux de Ray Oldenburg, pas si on s’arrête sur la notion réductrice auquel on associe le terme « tiers-lieu » aujourd’hui. Les notions de mixité, de neutralité, de diversité des publics ou de liberté étaient inhérentes à ces espaces. Aujourd’hui, nous sommes dans une simplification abusive du concept. Nous réduisons trop souvent la notion de tiers-lieu à un espace avec différents usages ou publics. Tous les espaces de co-working s’autoproclament tiers-lieux. Même ceux avec une logique la plus capitaliste. Je trouve que c’est une vision détournée. C’est pour cela que je préfère parler d’écosystème. C’est bien moins arithmétique dans l’idée. Mais c’est plus fidèle à la dynamique humaine des espaces que j’ai pu observer. J’aime penser que la valeur repose sur les personnes et que le lieu en lui même ne vaut rien. La base d’un tiers-lieu doit être sa communauté. Il doit être une base d’exploration des possibles pour le territoire. Il faut une vision utopique de ce que l’on pourrait faire ensemble.
Comment les collectivités publiques peuvent-elles s’engager dans cette voie ?
Il y a un premier point très important. Je pense que les collectivités publiques doivent se porter garante de la liberté de ces lieux. Il ne faut pas essayer de les contrôler ou de mesurer leur impact. Il n’y a pas une question de légitimité. Cela amènerait forcément la communauté à se brimer sur sa liberté. La notion d’indépendance est primordiale.
Quelles difficultés avez-vous observé sur le terrain ?
Sur le terrain, j’observe deux choses. La première, concerne les institutions publiques. J’en ai observé qui s’associent à des tiers-lieux. Cela peut être avec des subventions ou en délocalisant une partie de leurs équipes. C’est un travail intéressant. Mais, pour la communauté, il va y avoir un risque de formalisation pour pouvoir continuer à communiquer avec l’institution. Car celle-ci travaille avec des grilles assez formelles. La seconde dérive concerne les entreprises privées. Elles tentent de s’approprier le concept. C’est du plagiat. Si elle n’ont pas une véritable volonté de changer les choses et que ce n’est pas leur intention première, on se retrouve avec des lieux qui sont des coquilles vides. Il n’y a pas de communauté ou alors elles ne sont ni libres ni créatives.
Quelle est la bonne démarche pour une collectivité pour accompagner un tiers-lieu ?
La première serait de bien comprendre ce que sont ces lieux. Il faut aller plus loin que l’apparence. Ce ne sont pas juste des nouveaux lieux. Et il en existe des formes très différentes. Sur le terrain, j’ai pu observer une diversité infinie de tiers-lieu. Il faut garder en tête que ce sont des espaces qui « rendent possible ». À partir de là, il ne faut pas enfermer ces lieux dans une définition trop précise. Il faut donc partir du terrain puis créer une assemblée constituante avec les porteurs du projet pour qu’eux même puissent faire des propositions. Pour moi, cela n’a pas de sens de créer un nouveau département tiers-lieu dans la service municipal. Il faut ouvrir la discussion à ceux qui font. À partir de là, les besoins d’accompagnement ou de mise à disposition d’espace ressortiront naturellement.
Sur la question du lieu, comment peut-il être un levier facilement actionnable pour la collectivité ?
La chose la plus simple à faire c’est d’ouvrir des espaces. Il faut mettre à disposition des lieux à de potentiels porteurs de projet. Toutes les villes ont des espaces vacants. En plus, c’est un coût avec les dégradations possibles, les charges ou le gardiennage. Ils sont tous des potentiels tiers-lieux qui peuvent amener à la transformation d’un quartier ou la création de liens. Je pense donc que le premier risque à prendre, c’est de mettre à disposition des lieux à des personnes qui souhaitent s’investir. Il y en a beaucoup sur les territoires. Et d’un autre côté notre société a besoin de ces personnes qui ont envie de s’engager et de réfléchir. Du lien social se dégagera très rapidement de ces lieux. Et c’est pour ça que je préfère le mot écosystème. Il ajoute une donnée humaine.
La collectivité s’y retrouvera ?
Bien sûr. Dans un écosystème, vous allez retrouver des personnes différentes qui se rencontrent et construisent ensemble. Pour moi la force et le principe même du tiers-lieu, c’est que ce soit des espaces où l’on va rencontrer l’altérité et se transformer individuellement et collectivement au contact des autres. Chacun va prendre conscience de sa capacité d’action et de transformation. Les communautés les plus collaboratives seront les communautés les plus résilientes. On parle beaucoup de ce mot sur les territoires. Mais bien souvent c’est lié à la technique, sur les ressources et les infrastructures. Mais à mon sens, le premier point d’importance sur cette question c’est la notion de « résilience », c’est la force du lien social. Si on sait ce que font nos voisins, comment ils fonctionnent et que l’on a des affects communs, on sera beaucoup plus à même de les aider en temps de crise.
Les collectivités publiques peuvent-elles créer des tiers-lieux ?
Je pense qu’elles peuvent s’essayer à la création de tiers-lieux en transformant leurs infrastructures. Cela ne me paraît pas absurde d’ouvrir un tiers-lieu public. Il serait un espace mis à disposition de tout le monde où l’on pourrait retrouver des interlocuteurs sur les questions qui engagent la ville. Il faut que ce soit un espace de vie démocratique mais aussi de débat. En revanche, je ne pense pas que ce lieu doit être porté uniquement par la ville. Il doit être co-porté avec différents acteurs comme des artistes, des activistes ou de simples citoyens. Ceux-ci déplaceront le questionnement et bousculeront les préjugés. Ils rendront le processus vivant. Pour moi, ce n’est pas viable de penser multiplier les tiers-lieux sur les territoire uniquement par la force publique. Cela serait une dystopie totale. L’idée, c’est que cela émerge du territoire et des besoins des personnes. C’est une logique de décentralisation et non d’infantilisation. On ne peux décréter « ici c’est un espace de liberté ». Il faut se positionner dans une posture d’écoute en réalisant un diagnostic. En revanche, je pense que les collectivités publiques doivent être accompagnées pour réussir. C’est assez nouveau et c’est normal qu’elle ne sache pas faire.
Comment déterminer l’efficacité d’un tiers-lieu ?
L’impact d’un tiers-lieu ne peut pas être mesuré de la même manière que celle d’un magasin ou d’une institution qui résonne avec des données chiffrées. Pour moi cela serait tuer à la racine ce que doivent être ces lieux-là. C’est un chantier sur lequel devrait se pencher l’Etat. Il devra le faire à un moment donné. Il faut penser une mesure d’impact qui parte des usages, de l’appropriation ou d’un intangible que l’on a pas appris à comprendre ou mesurer. Il faudra surement mesurer des éléments qualitatifs plus que quantitatifs. C’est difficile de mesurer la liberté, la beauté ou l’impact sur les imaginaires. Il y aussi un impact sur la vision de la ville. C’est plus compliqué à mesurer que dans certains domaines mais cela ne me paraît pas du tout impossible. Pour moi, c’est impossible de prétendre comprendre et accompagner ces lieux si on ne se penche pas sur des nouvelles grilles de perceptions.
Avez-vous un bon exemple dans ce domaine ?
La municipalité de Montréal a décidé de faire confiance à une association, Entremise, sur la question de l’urbanisme transitoire. C’est l’idée de mettre à disposition des espaces municipaux pour la création d’écosystèmes. C’est un partenariat avec une association composée d’architectes, de designers et de spécialistes du patrimoine. Ils collaborent avec plusieurs autres associations et ouvrent des espaces pour créer des projets. L’idée est de créer des lieux où l’on peut s’interroger sur le sens de la vie et la volonté de faire communauté. Cela permet aussi de réfléchir au bâti sur lequel on est. Depuis que la municipalité s’est lancée sur le projet, c’est un travail constant avec un pas en avant puis deux en arrière… Une danse avec l’association pour avancer dans une expérimentation. Cela oblige de composer avec l’erreur et les risques. Ils ne savent pas ce qui va en ressortir. Cela sort des logiques très codifiées mais il y a la création d’une politique publique dans une logique plus organique et vivante.
Comment vous positionnez-vous par rapport au plan national mis en place par le gouvernement français ?
En 2018, le gouvernement a demandé à la fondation Travailler Autrement un rapport sur les co-workings du territoire. Il y avait moins la notion de tiers-lieu à l’époque. En 2019, le rapport a été publié et le terme est apparu. Il y avait un certain nombre de recommandation pour que l’Etat s’engage en faveur des tiers-lieux sur les territoires. Le gouvernement a rebondi en créant un conseil national des tiers-lieux (CNTL). Il regroupe les principales parties prenantes que l’Etat a identifié. Une association a été créé afin de faire remonter les besoins de ces lieux. En observant la démarche, il y a quelque chose qui part d’une bonne intention. C’est le cas du vocable utilisé. Notamment sur la volonté de proposer des outils et un accompagnement.
Il y a aussi le programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens »…
Oui. Il est doté de 45 millions d’euros et doit pérenniser le fonctionnement des tiers-lieux. L’idée est de permettre de renforcer la cohésion sociale et la transformation des territoires. Il y aura des moyens pour accompagner la création de lieux et la possibilité d’accéder à des services. L’objectif est d’arriver à 300 fabriques des territoires en dehors des grands pôles urbains. Il y a également l’idée de favoriser les campus connectés mais aussi une nouvelle génération des maisons communales de jeunesse. C’est un plan sur les cinq prochaines années. Ce programme et le déblocage de fonds pour les tiers-lieux était indispensable. J’ai juste peur que l’approche soit trop centraliste. Je n’ai pas l’impression que les acteurs mis autour de la table soient, pour l’instant, 100% représentatifs de la diversité des tiers-lieux. Il manque des personnes éveillées au fait que ce sont des espaces fragiles, de liberté et qu’il y a un peu de « sacré » qu’il ne faut pas déformer. J’espère que c’est une démarche qui va évoluer avec le temps.
Sur ces dernières semaines de crise, quelles ont été les différentes réactions des écosystèmes que vous observez ?
Rapidement et un peu partout dans le monde, j’ai pu observer que ce sont des espaces ayant été très rapidement le foyer d’initiatives solidaires. La réaction a pu être très rapide et agile. Cela a été un avantage pour les citoyens et les territoires. J’ai vu des fablabs de Paris créer des visières de sécurité mais aussi des écosystèmes comme celui que j’ai visité à Bogota qui ont fait des collectes des masques et de denrées alimentaires pour les familles vulnérables. Ce sont des espaces où les gens se connaissent. Ils ont désengourdis leurs consciences et leurs corps depuis quelques temps en côtoyant ce lieu là. Ils peuvent donc mettre en place des actions très rapidement car les citoyens savent travailler ensemble et réagir. Il y a une logique de coopération qui s’oppose à celle de la peur et de la méfiance. C’est la notion de résilience communautaire.
Propos recueillis par Baptiste Gapenne