Cette semaine, la lettre de l’impact positif met en lumière le dispositif « Premières Heures ». Mis en place par Emmaüs Défi, avec l’appui de la ville de Paris, il permet aux personnes qui vivent dans la rue de reprendre le chemin du travail pour seulement quelques heures par semaine. Le dispositif vient compléter les différentes possibilités existantes (le contrat classique d’insertion étant au minimum de 20h) puisqu’il permet aux bénéficiaires de reprendre le rythme progressivement (2h puis 4h puis 8h). Ceux-ci sont accompagnés par des travailleurs sociaux au quotidien sur le terrain. Les activités sont simples, sans objectif de production. C’est l’engagement dans une démarche de réinsertion qui prime. Et ça marche, pour dix personnes qui ont intégré le dispositif, huit à neuf d’entre-elles réussissent à sortir de la rue.
Pour avoir des précisions sur ce projet, nous avons interviewé Rémi Tricart, le directeur d’Emmaüs Défi.
Sommaire:
– Mise en place du projet –
Comment l’idée vous est-elle venue ?
Emmaüs Défi a été créé en 2007 afin de proposer des parcours d’insertion par le travail aux personnes qui vivent dans la rue à Paris. La même année nous nous sommes mobilisé auprès des personnes qui vivaient le long du canal Saint-Martin. On leur a proposé de démarrer une activité qui leur permettrait d’être un levier pour la redynamisation de leur parcours. Les premiers salariés ont été embauchés là-bas
Au début, comment le projet s’est-il mis en place ?
Dans le secteur de l’insertion par l’activité économique, les contrats standards sont limités à 20h par semaine. Chez Emmaüs Défi, c’était 24h. Mais nous nous sommes rendus compte que demander à une personne qui vit dans la rue, sur des cartons ou dans une tente, de venir tous les jours travailler à 8h30, c’était compliqué et pas viable sur la durée. Il a fallu accepter d’adapter l’activité aux réalités de leur quotidien.
Comment avez-vous fait ?
L’idée était de créer un sas pour entrer dans l’activité sans en avoir toutes les contraintes au départ. Nous avons donc modifié le système et expérimenté une base de dix premières heures. Nous proposons une première demi-journée de travail, puis on augmente progressivement. C’est un lieu d’activité particulier où on accueille et on accompagne les individus, tels qu’ils sont, pour qu’ils reprennent au fur et à mesure un travail quotidien. Au final, c’est le travail qui s’adapte à la personne et pas la personne au travail.
Comment le dispositif s’est mis en place ?
Il fallait trouver une autre solution. Nous sommes donc allés voir la ville de Paris. Ils nous ont accompagnés dans cette expérimentation et ont été un soutien au dispositif Premières Heures. En 2009, quelques personnes ont pu bénéficier de cette démarche. Tout cela s’est mis en place en lien étroit avec les travailleurs sociaux des maraudes qui sont chargés de l’accompagnement des personnes vivant dans la rue. Ils accompagnent les travailleurs dans leurs tâches et profitent de ce moment pour les accompagner sur d’autres questions. Lorsqu’ils travaillent ensemble, une autre approche se met en place, c’est plus intime qu’être dans un bureau, ça leur permet de débloquer des situations.
Comment s’est déroulé le partenariat avec la mairie de Paris ?
Pour réussir le pari, l’idée était d’adapter le travail à la personne. Nous avons donc convaincu des élus et des salariés de la ville qu’il fallait expérimenter ce projet et que ça valait la peine de mobiliser quelques ressources. Nous avons réalisé une convention expérimentale et c’est dans ce cadre que tout a commencé. D’abord sur un périmètre restreint avec des ressources spécifiques. Puis, au bout d’un an, tout fonctionnait. Nous avions un taux de sortie de rue important. Pour dix personnes qui sont dans le dispositif Premières Heures et qui ont travaillé une première heure, on a huit à neuf personnes qui sortent de la rue, décrochent un emploi et accèdent à un hébergement.
L’efficacité du dispositif a suffi à convaincre la mairie de Paris, et donc le département. En 2014, à l’occasion de son élection. Anne Hidalgo avait décidé de faire de la lutte contre l’exclusion une grande cause de sa mandature. Le projet a donc été élargi. Une des mesures du pacte parisien qui a découlé de cette grande cause a été le décloisonnement du dispositif Premières Heures. En 2010, grâce à une première convention, d’autres structures avaient pu mettre en place le dispositif. Et en 2014, l’élargissement a été significatif grâce au pacte.
– Le projet aujourd’hui –
Comment fonctionne le dispositif au quotidien aujourd’hui ?
On a une vingtaine d’associations qui mettent en œuvre le dispositif, pour l’accompagnement de 350 personnes environ. Chez Emmaüs Défi, c’est 30 à 40 personnes chaque année. Un éducateur spécialisé est en charge de mettre en œuvre quotidiennement les activités. Un des points importants c’est de trouver une activité utile et non-contraignante. Il ne faut pas oublier que ces personnes reprennent une activité, souvent après de nombreuses années sans travailler, leur production va donc être faible au début.
On peut dire que vous faites du cas par cas ?
Oui, nous n’avons aucune règle. Nous recrutons sans sélection, sans critères, sans prérequis. Il ne faut donc pas qu’il y ait une pression de la productivité, sinon le dispositif va être inefficace. Nous acceptons qu’une personne arrive à son premier jour en étant alcoolisée, fatiguée ou avec des conditions d’hygiène déplorables. Notre rôle est de l’accompagner pour que la prochaine fois, la situation s’améliore. Certains vont passer toutes les étapes en deux mois et avoir un travail quotidien quand d’autres vont mettre un an. Ça dépend de la réalité de chacun.
Quelles sont les activités proposées ?
Chez Emmaüs Défi, les activités traditionnelles sont la collecte, le tri et la vente. Dans le dispositif Premières Heures, les travailleurs sont protégés. Ils n’ont pas de contact avec le public et ont des fonctions basiques. Ils s’occupent du tri et de la collecte dans les ateliers, notamment du textile pour les personnes réfugiées, ils leur préparent des tenues.
Vous les accompagnez psychologiquement aussi ?
Progressivement, les personnes augmentent leur nombre d’heures de travail. Un de nos principes fondamentaux est de permettre à la personne de reprendre en main son parcours elle-même. En entrant dans le dispositif, elle va avoir ses premières fiches de paie, et au fur et à mesure, un travail quotidien et un logement.
L’idée, c’est d’engager une procédure de réinsertion en commençant par une phase de revalorisation et de remobilisation. Il faut imaginer que les individus qui ont vécu plusieurs années dans la rue ont écarté, ou oublié la possibilité de travailler. Ils ne se projettent pas. Leur quotidien était axé sur la survie du jour d’après. Nous on les aide à prendre conscience que c’est possible de recréer du lien social et, pas à pas, de reprendre une place dans cette société qui les a laissé de côté.
Combien de temps une personne reste dans le dispositif ?
C’est difficile à dire, en moyenne quatre à six mois avant d’être salarié quotidien. Mais c’est très variable. Cela peut être très rapide car on sent que la personne en a besoin pour entrer dans le processus rapidement. Pour d’autres, qui ont des problématiques de santé notamment, ça peut être plus long.
D’autres structures travaillent avec vous depuis l’élargissement, qui sont-elles ?
Ce sont différents types d’associations. Elles sont toutes dans l’aide aux personnes en situation de grande précarité. Il y a d’autres structures d’insertion par l’activité économique, des chantiers d’insertion et des centres d’hébergement ainsi que des associations dans le secours à la personne, la distribution alimentaire, etc.
Il n’y a qu’à Paris que ce projet est mis en place ?
Emmaüs Défi est parisien donc nous n’agissons qu’à Paris. Après, le dispositif Premières Heures a été expérimenté dans Les Hauts-de-Seine (92) et des travaux sont en cours en Seine-Saint-Denis (93) et dans le Rhône (69). Mais le projet n’a pris nulle part ailleurs la même envergure qu’à Paris.
– Dupliquer le projet –
Le dispositif est-il efficace ?
Il ne peut être conduit qu’avec la promesse de l’emploi à la clé. Ce n’est pas le cas pour tous, mais le travail et la possibilité d’avoir un contrat est une source importante de motivation. Dans le levier de remobilisation des personnes, il y a la satisfaction immédiate d’une reconnaissance financière et sociale dans le travail qui passe par le fait d’avoir un salaire et l’appartenance à un groupe. Pour dix personnes qui sont dans le dispositif Premières Heures et qui ont travaillé une première heure, on a huit à neuf personnes qui sortent de la rue, décrochent un emploi et accèdent à un hébergement.
Avez-vous des retours des gens accompagnés ?
Avec le recul, nous nous sommes aperçu que les personnes étaient très sceptiques au départ. Elles viennent par curiosité mais n’y croient pas forcément. Au bout de quelques jours ou semaines, quand elles se rendent compte de l’attention qu’on leur donne et comment le dispositif est mis en œuvre, elles commencent à y croire. Le projet fonctionne grâce à la démarche d’accompagnement, le travail n’est qu’un prétexte. Les personnes sont considérées, elles prennent confiance en elles et passent les étapes. Parfois, elles s’étonnent quand on leur dit bonjour ou quand elles peuvent boire un café. Elles retrouvent une forme de dignité qui leur permet de se réengager dans le parcours d’insertion.
Vous avez eu des retours de la mairie de Paris ?
Déjà en 2014 elle a décidé d’étendre le dispositif donc c’est un premier élément qui montre qu’elle est attachée à ce projet. Aujourd’hui nous aidons 350 personnes alors qu’à la dernière nuit de la solidarité nous avons compté environ 3000 personnes dormant dans la rue. Je pense la ville souhaite que le dispositif se poursuive.
Comment fonctionne le financement du dispositif ?
Du début à la fin c’est la ville de Paris qui a mobilisé des financements, importants et croissants. Le département de Paris a un système de convention avec chaque structure qui met en œuvre Premières Heure où il définit un nombre de personnes accompagnées. Aussi, il y a un système de financement forfaitaire qui permet à la structure de financer une partie des frais directement associés au dispositif. Chaque mois, la structure a accès à un forfait d’un montant variable en fonction nombre d’heures de travail de la personne accompagnée. À l’issue de son parcours, en fonction du type de sortie (soit un retour à un emploi soit une formation), il y a un financement complémentaire. La mairie de Paris finance le dispositif sur sa ligne de budget d’accompagnement du RSA.
Combien coûte une heure ?
Environ 17€, pour nous, cela repose sur un système de forfait par palier sur une base mensuelle. Au total c’est de l’ordre de 1500€/personne accompagnée.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Nous accueillons des individus sans prérequis pour leur donner un accompagnement de qualité. Ce n’est pas facile pour toutes les structures de rester fidèle à ce principe initial qui est exigeant. Lorsqu’elles n’ont pas de sortie directe vers un emploi après Premières Heures, elles doivent la créer. Cette démarche partenariale peut être compliquée mais la promesse de l’emploi est essentielle. Cela doit être intégré dès le départ du projet sinon on ne fait qu’ajouter une expérience à quelqu’un qui ne retrouvera rien derrière. J’appelle ça rajouter de l’échec à l’échec, sur des publics qui n’en ont pas besoin.
Quels sont les prochains obstacles à passer ?
L’un des gros enjeux que nous avons et qui dépasse la collectivité locale, c’est la question des dispositifs portés par l’État et comment l’articulation entre eux et nous peut être renforcée. Nous avons eu une tension à ce sujet ces cinq dernières années. La logique de Premières Heures c’est d’être une première étape avant d’aller dans une structure d’insertion par l’activité économique. Récemment, le pacte d’ambition pour l’Insertion par l’Activité Économique (IAE) a été présenté à Emmanuel Macron avec des axes de développement du secteur. Si le sujet se développe, il est aussi important qu’un dispositif comme Premières Heures le soit aussi. Il n’y a pas que des personnes à Pôle Emploi depuis un ou deux ans qui ont besoin d’un coup de pouce, il existe aussi des individus invisibles comme les SDF qui sont vraiment éloignés de l’emploi.
Le dispositif va-t-il se développer ailleurs en France ?
Nous avons engagé des travaux de réflexion avec la délégation interministérielle de lutte contre la pauvreté portée par Olivier Noblecourt, et avec le CNIE (Conseil National pour l’Inclusion dans l’Emploi), et son président Thibaut Guilluy. Je ne veux pas faire d’annonce parce que la question du financement est encore à travailler. Nous, nous sommes conscients de ce que peut apporter le dispositif et le contexte politique semble favorable. Nous sommes tout à fait ouverts à la discussion pour permettre à d’autres de mettre en place Premières Heures. Il faudra l’adapter à des spécificités locales mais ça peut fonctionner.
Propos recueillis par Baptiste Gapenne