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Grande-Synthe (59) : expérimentation d’un revenu pour les habitants qui engagent dans des actions pour la transition écologique

La lettre de l’impact positif vous propose cette semaine de découvrir une initiative de la ville de Grande-Synthe, qui a décidé d’expérimenter le Revenu transition écologique (RTE). Développé par la philosophe et économiste Sophie Swaton, son principe est simple : il s’agit de garantir un revenu à des personnes physiques, en contrepartie d’activités orientées vers l’écologie et le lien social. Et cela est mis en œuvre au sein d’une Coopération de transition écologique. Une structure participative dont le but est d’accompagner les porteurs de projet et créer un réseau d’activités locales sur un territoire résilient.

Pour comprendre le concept, Territoires Audacieux a interrogé Sophie Swaton, philosophe et économiste, enseignante à l’Université de Lausanne. Auteur de deux ouvrages sur le Revenu de transition écologique, elle est également fondatrice et présidente de la fondation Zoein, qui promeut la mise en place du RTE. Pour comprendre la mise en place et le fonctionnement d’un tel modèle, nous avons également interviewé Jean-Christophe Lipovac, ancien conseiller technique chargé du développement durable à la mairie de Grande-Synthe. Il est maintenant directeur de Zoein France et chargé de la Coopérative de transition écologique Grande-Synthoise.

Sommaire:

– Mise en place du projet –

Qu’est-ce qui vous a amené à cette idée d’un revenu pour financer les activités liées à la transition écologique ?

Sophie Swaton : Dans le cadre de mon travail de recherche, j’ai rencontré beaucoup de porteurs de projets de l’économie sociale et solidaire. Ces rencontres m’ont fait prendre conscience qu’il y avait un réel besoin et qu’il fallait mettre en place un levier d’action. Il fallait trouver quelque chose qui puisse permettre aux territoires d’être résilients et de créer des emplois. Mon principal objectif est de pouvoir lier le social et écologie. Il s’agissait donc de créer des activités qui soit adaptées aux limites de la planète et de transformer ces activités en emplois rémunérés, qui bénéficient d’une protection sociale. J’ai donc analysé les freins que rencontraient les porteurs de projets. Le principal étant le frein monétaire. Ils peuvent avoir besoin d’un revenu garanti ou un complément de salaire. Mais parfois, ils ont besoin d’aide en nature, comme des terres fertiles pour les maraîchers, ou alors d’une aide pour se former. Ensuite, j’ai identifié un autre frein moins évident mais tout aussi important. Souvent, les porteurs de projet se sentent seuls et isolés. J’ai ressenti ce besoin d’accompagnement et de lien entre acteurs de la transition écologique. L’idée était donc de mettre en place une structure qui puisse fédérer les différents acteurs autour d’un nouveau modèle économique.

Vous proposez finalement un nouveau modèle de société ?

SW : Exactement. À l’origine, mes recherches portent principalement sur le système de protection sociale en France et la lutte contre la précarité. Je m’intéresse beaucoup à l’emploi, qui est un facteur important de reconnaissance sociale, et qui devrait à mon sens être source d’épanouissement individuel. Je me suis beaucoup intéressé au Revenu de base inconditionnel (RBI), auquel j’ai consacré un premier livre. C’est à dire en quelque sorte le principe d’un revenu universel. Puis j’ai ensuite fait rentrer la dimension écologique dans ma réflexion. Il fallait réfléchir à un modèle societal qui puisse prendre en compte les limites planétaires.

Ces expérimentations ont également un but scientifique ?

SW : Tout à fait. C’est de l’expérience grandeur nature. Ce que l’on appelle de la recherche-action. Notre réseau de chercheurs aide les . Le conseil scientifique de la fondation Zoein nous aide à avancer sereinement sur le sujet. Par exemple, un chercheur de Zoein est un spécialiste des monnaies locales. Son expertise nourrit nos réflexions sur l’économie locale et les circuits courts que nous souhaitons développer. On agit et on apprend !

Concrètement, comment mettre en œuvre ce nouveau modèle ?

SW : C’est en effet là toute la question. J’ai été contactée par de nombreuses collectivités qui m’ont demandé ce qu’ils pouvaient faire concrètement. Je suis donc allée à la rencontre des territoires pour matérialiser un modèle qui corresponde aux circonstances du terrain. Et j’ai donc rencontré Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe, avec qui nous avons décidé de lancer la première expérimentation en France. À ce jour, nous développons également l’idée dans l’écosystème coopératif Tera, dans le Lot-et-Garonne (47), ainsi que dans la haute vallée de l’Aude (11).

Qu’est-ce qui vous a amené en tant que collectivité à vouloir expérimenter le RTE ?

Jean-Christophe Lipovac : Grande-Synthe réfléchit depuis plusieurs années à la question d’un nouveau modèle de transition sociale et écologique. La ville est en quelque sorte l’archétype du model d’hier. Elle s’est développé dans les années 60 avec l’arrivée d’une usine sidérurgique qui a perdu beaucoup d’employés. Le taux de chômage avoisine les 25% et le taux de pauvreté atteint 31% de la population. Il fallait donc trouver des solutions concrètes à la crise écologique et à la résilience de notre territoire. Nous avons lancé en 2017 le projet « Ose, on s’entreprend à Grande-Synthe ». Un dispositif visant à l’émergence des idées citoyennes autour de l’entrepreneuriat et de la transition écologique. Mais l’ancien maire Damien Carême a souhaité aller plus loin en s’intéressant à la question de la garantie de revenu. Nous nous sommes alors interrogés sur le rôle d’une ville sur ce sujet. Il y a deux ans, nous avons donc recruté un doctorant qui travaille sur le rôle des collectivités dans les garanties de revenus. Par ce biais, nous avons rencontré Sophie Swaton et nous avons étudié ses ouvrages sur le Revenu transition écologie. C’est comme ça que nous avons décidé de tenter l’expérience.

Comment avez-vous appliqué l’idée de Sophie Swaton ?

JCL ; Nous nous sommes beaucoup appuyés sur son deuxième livre (Revenu de transition écologique : mode d’emploi, ed. Puf), qui préconise la création d’une structure démocratique appelée Coopérative de transition écologique. Le terme de CTE n’est pas un statut légal. C’est en quelque sorte le terme générique. C’est à chaque territoire de définir la forme juridique de la structure. Chez nous, les statuts de la coopérative ont été définis le 27 mai 2019. Juridiquement, nous sommes une SAS (Société par actions simplifiée). Mais nous avons également le statut de SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif) et de CAE (Coopérative d’activité et d’emploi).

– Le projet aujourd’hui –

Comment fonctionne une telle structure ? Quel est son rôle ?

JCL ; Nous sommes une entreprise coopérative avec un fonctionnement participatif où chaque personne – morale ou physique – a une voix. C’est le modèle de gouvernance, qui vise à encourager l’entrepreneuriat. Cette structure a trois fonctions principales :

  • Une fonction financière. Le versement d’aide à l’investissement de départ, et la mise en place d’une garantie de revenu, conditionnée à la nature de l’activité.
  • Une fonction d’outillage des porteurs de projet. C’est à dire la formation et l’accompagnement.
  • Une mutualisation des coûts, des pratiques et des connaissances au sein du groupe.

Les porteurs de projet ont ainsi un statut d’entrepreneur salarié. Cela leur permet de se verser un salaire et de pouvoir gérer leur activité de manière autonomes, tout en créant un climat de solidarité entre eux.

En plus du RTE, quels autres avantages propose la Coopérative transition écologique (CTE) ?

JCL ; L’accompagnement de la coopérative permet également une chose très importante qui est l’allègement administratif. Par exemple, notre réparateur de vélo, avec qui nous avons signé le premier contrat, utilise notre numéro de SIREN. Si bien qu’il a très peu de démarches administratives à faire et qu’il peut se concentrer sur son activité.

Qui sont les membres de cette structure ?

JCL ; La CTE Grande-Synthoise compte actuellement 5 sociétaires : la ville de Grande-Synthe et l’Association Zoein France sont à l’initiative de la CTE. Il y a également la Maison de l’Initiative de Grande-Synthe, l’association BGE Flandre création, l’URSCOP (Union régionale des sociétés coopératives) des Hauts-de-France et Isabelle Robert, chercheur en économie et en gestion et maître de conférence à l’Université de Lille. La CTE est présidé par Damien Carême.

Qui sont les personnes accompagnées ?

JCL ; La coopérative s’adresse à toute personne voulant réaliser une activité d’utilité écologique et sociale. Cela comprend de nombreuses activités diverses. À ce jour, nous avons signé notre premier contrat avec un réparateur de vélo à vélo (la personne se déplace à vélo pour aller faire de la réparation de vélo NDLR). Nous sommes en contact avec d’autres personnes qui ont des projets très variés et intéressants. L’un d’entre eux envisage de travailler sur la question du compost. Un autre voudrait développer une activité de traiteur dans une logique solidaire et durable. Nous visons d’accompagner 15 personnes fin 2020. On envisage d’être en vitesse de croisière d’ici cinq ans avec environ 60 porteurs de projets. Nous avons établi des critères précis correspondant à notre système de valeurs. Nous avons dégagé cinq grands critères :

  • L’effet réseau ou démultiplicateur. C’est à dire la recherche de mutualisation, dans une démarche collective et d’ancrage dans un maillage local.
  • La prise en compte des limites de la planète et du vivant.
  • La réponse aux besoins sociaux du territoire.
  • La transformation sociétale.
  • Un modèle économique soutenable.

Ces critères sont analysés par l’ensemble des sociétaires, qui donnent leur feu vert pour l’accompagnement. Il ne s’agit pas forcément de remplir pleinement tous ces critères. Cela dépendra notamment de la nature de l’activité. Nous nous attachons beaucoup au porteur de projet. C’est à dire à la personne en tant que telle. L’idée est de pouvoir donner sa chance à quelqu’un qui veut s’engager dans la transition écologique.

Comment intègre-t-on la coopérative ?

JCL ; Il faut tout d’abord présenter un projet d’activité qui définisse le modèle économique et les ressources nécessaires. Ce dont on peut également discuter ensemble. Après qu’un projet ait été accepté, l’évolution dans l’entreprise se déroule en plusieurs temps : Premièrement, le porteur de projets signe un contrat d’appui au projet d’entreprise (CAPE). Ce contrat d’une durée d’environ 6 mois est renouvelable. Cette période permet à l’entrepreneur de se former et de lancer son activité. Dans le cadre de l’accompagnement avec l’entrepreneur à l’essai nous définissons ensemble un seuil de viabilité de son activité. Si ce seuil est atteint, nous pouvons envisager de signer un contrat d’entrepreneur salarié. Donc un CDI. Enfin, au bout de trois ans, l’entrepreneur peut en plus d’être salarié, devenir associé. C’est à dire prendre des parts dans la coopérative pour être pleinement sociétaire.

En quoi consiste le modèle économique ?

JCL ; C’est en effet le principal défi. Même si nous sommes une structure à but non lucratif, il faut qu’elle soit viable et qu’elle permette aux entrepreneurs de vivre dignement de leur activité. Nous fonctionnons pour l’instant avec des financements croisés, publics et privés, auxquels s’ajoutent les contributions coopératives des entrepreneurs, un pourcentage (8 à 12%) du chiffre d’affaire réalisé et reversé à la coopérative. Cette contribution permet de financer les frais de gestion liés aux services supports et également de contribuer à un fond coopératif. Ce dernier permettant de financer les RTE, les fonds de garantie et les prises de capital dans les structures associées. L’argent de la coopérative sert également à exonérer les charges sociales selon les situations personnelles, ainsi qu’à financer les prestations extérieures (formation / essaimage) de la structure.

Combien coûte l’accompagnement d’un porteur de projet ?

JCL ; Ce montant varie beaucoup selon les besoins et l’ambition de l’entrepreneur. Nous avons encore besoin de recul pour avoir une estimation du coût de l’accompagnement/formation-action et micro-investissement à l’année. Le financement via le RTE pourrait financer une formation complémentaire, un investissement matériel indispensable à l’activité, une garantie de revenu/de salaire pour que l’entrepreneur puisse avoir un revenu mensuel à minima égal au SMIC. Le revenu de l’entrepreneur (en phase de test ou en phase post création) dépendra également de son chiffre d’affaire mensuel. Le montant complémentaire alloué sous forme de RTE constitue donc une part variable en fonction du chiffre d’affaire réel. La première année d’exercice de la CTE nous permettra d’avoir des éléments de référence « réels ».

– Dupliquer le projet –

Comment le CTE est-il financé ?

JCL ; Pour 2020, nous avons un budget d’environ 140 000 €. Plus précisément, les sociétaires ont apporté un total de 20 240 € au capital de la CAE. Nous avons également 30 000 € de la région Hauts-de-France, 35 000 € de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) Hauts-de-France et 10 000 € de la Communauté urbaine de Dunkerque. La fondation Zoein apporte en plus 30 000 €. Ce budget est dimensionné pour accompagner 15 projets. Nous n’avons pas de locaux, nous sommes en quelque sorte une coopérative nomade ! On pousse au bout la logique de la mutualisation en utilisant les locaux des structures et associations partenaires. L’enjeu à l’avenir est de pouvoir baisser la part des financements extérieurs. D’ici cinq ans, nous visons d’avoir 30% des RTE en autofinancement.

Quelles sont vos prochaines perspectives ?

JCL ; En 2020, nous voulons ancrer l’initiative dans le territoire et sur l’ensemble du littoral. En 2021, l’objectif est de développer des partenariats avec d’autres territoires et de développer un maillage à l’échelle régionale. La perspective à 5 ans est d’intervenir à l’échelle de l’ensemble de la Région des Hauts-de-France. Et si l’initiative se développe, pourquoi ne pas rêver d’une union des coopératives de transition écologique sur l’ensemble du territoire ?

Quels conseils donneriez-vous aux collectivités qui souhaiteraient expérimenter le RTE ?

Sophie Swaton ; Elles peuvent déjà essayer de contacter la fondation Zoein, pour réfléchir à l’implantation d’un tel système sur leur territoire. Il est vrai qu’actuellement, nous recevons beaucoup de demandes et nous n’arrivons pas à toutes les satisfaire. Nous nous focalisons sur le lancement des premières coopératives. Mais il y a déjà quelques démarches à effectuer en amont. D’une part, identifier les différents acteurs/partenaires pour préfigurer sa future CTE et lancer les premières actions (base de convention, contact chercheur, premières réunions ou atelier). Elles peuvent également identifier les travaux utiles à portée écologique pour le territoire, en amorçant un travail de consultation et de mobilisation de l’ensemble des acteurs du terrain concerné.

Quel rôle doivent jouer les collectivités dans cette initiative ?

SW : Il faut selon moi prendre conscience que c’est un investissement pour dynamiser leur territoire. La principale difficulté est financière. L’argent reste le nerf de la guerre. SI on veut changer d’échelle pour avoir un réel impact, il faut voir grand et mutualiste les ressources. On s’engage pour promouvoir un modèle économique différent. C’est donc un engagement financier important mais pas seulement. Il me semble essentiel que les collectivités soient également présentes dans le processus de décision et la mise en place de la coopérative. La transparence et le modèle participatif sont des facteurs clés.

Propos recueillis par Théo Debavelaere